On appuyait sur un bouton et tout s'éloignait. Les voitures reculaient à l'envers et les chiens couraient à reculons et les maisons qui tombaient en poussière se ramassaient et se reconstruisaient d'un seul coup sous vos yeux. Les balles sortaient du corps, retournaient dans les mitraillettes et les tueurs se retiraient et sautaient par la fenêtre à reculons. Quand on vidait l'eau, elle se relevait et remontait dans le verre. Le sang qui coulait revenait chez lui dans le corps et il n'y avait plus trace de sang nulle part, la plaie se refermait. Un type qui avait craché reprenait son crachat dans la bouche. Les chevaux galopaient à reculons et un type qui était tombé du septième étage était récupéré et rentrait dans la fenêtre. C'était le vrai monde à l'envers et c'était la plus belle chose que j'ai vue dans ma putain de vie. À un moment j'ai même vu Mme Rosa jeune et fraîche, avec toutes ses jambes et je l'ai fait reculer encore plus et elle est devenue encore plus jolie. J'en avais des larmes aux yeux.
Momo, La vie devant soi, Romain Gary / Emile Ajar
On appuyait sur un bouton et tout s'éloignait
un front si ample
un front si ample...
que les yeux semblent des lacs de montagne, sans marées, clairs, éternels ; et au-dessus d'eux, dans les rides du front, on peut suivre à la piste les pensées qui descendent pour boire, comme des cerfs, de même que les chasseurs des highlands suivent les daims à leurs empreintes.
Melville : Moby Dick
L'ancienne gare de cahors
Voyageuse ! ô cosmopolite ! à présent
Désaffectée, rangée, retirée des affaires.
Un peu en retrait de la voie,
Vieille et rose au milieu des miracles du matin,
Avec ta marquise inutile
Tu étends au soleil des collines ton quai vide
(Ce quai qu'autrefois balayait
La robe d'air tourbillonnant des grands express)
Ton quai silencieux au bord d'une prairie,
Avec les portes toujours fermées de tes salles d'attente,
Dont la chaleur de l'été craquèle les volets...
O gare qui as vu tant d'adieux,
Tant de départs et tant de retours,
Gare, ô double porte ouverte sur l'immensité charmante
De la Terre, où quelque part doit se trouver la joie de Dieu
Comme une chose inattendue, éblouissante;
Désormais tu reposes et tu goûtes les saisons
Qui reviennent portant la brise ou le soleil, et tes pierres
Connaissent l'éclair froid des lézards; et le chatouillement
Des doigts légers du vent dans l'herbe où sont les rails
Rouges et rugueux de rouille,
Est ton seul visiteur.
L'ébranlement des trains ne te caresse plus :
Ils passent loin de toi sans s'arrêter sur ta pelouse,
Et te laissent à ta paix bucolique, ô gare enfin
tranquille
Au cœur frais de la France.
Valery Larbaud
Comme en été les torrents fondus se mettent à couler des glaciers
Comme en été les torrents fondus se mettent à couler des glaciers. Chacun de nos mots - à ces moments que nous appelions vides - chaque mot était léger et vide comme un papillon : le mot, de l'intérieur, voltigeait contre la bouche, les mots étaient dits, mais nous ne les écoutions pas car les glaciers fondus faisaient beaucoup trop de bruit en ruisselant. Au milieu du fracas liquide, nos bouches remuaient en parlant, et en vérité, nous ne voyions que le mouvement de nos bouches mais nous ne les écoutions pas - nous regardions la bouche de l'autre, la voyant parler, et peu importait que l'on écoute ou non, oh, au nom de Dieu, peu importait.
Et pour notre part, il nous suffisait de voir que la bouche parlait, et nous riions car nous y faisions à peine attention. Et cependant nous appelions ce non-écouter désintérêt et manque d'amour.
Mais en vérité, combien nous parlions ! Nous disions le néant. Et cependant tout scintillait, comme lorsque de grosses larmes ne se détachent pas des paupières, c'est pour cela que tout scintillait.
Clarice Lispector : la passion selon G.H.
tags : Baudelaire, le serpent qui danse, Colombe
Le cafard est un être laid et brillant
Le cafard est un être laid et brillant. Le cafard est à l'envers. Non, non, lui-même n'a pas d'envers ni d'endroit, il est cela. Ce qui chez lui est visible, est ce que chez moi je cache : de mon côté qui devrait être visible, j'ai fait mon envers caché. Il me regardait. Et ce n'était pas un visage, c'était un masque. Un masque de scaphandrier. Cette pierre précieuse ferrugineuse. Les deux yeux étaient vivants comme deux ovaires. Il me regardait avec dans le regard une fertilité aveugle. Il fertilisait ma fertilité morte. Seraient-ills salés, ses yeux ? Si je les touchais - déjà immonde je le devenais graduellement de plus en plus - si je les touchais avec la bouche, seraient-ils salés ?
Clarice Lispector : la passion selon G.H.
tags : Bataille, Kafka
« billets précédents - page 4 de 52 - billets suivants »