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Boris Vian : L'écume des jours. texte intégral

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Avant-propos

Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements à priori. Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. Il faut se garder d’en déduire des règles de conduite : elles ne doivent pas avoir besoin d’être formulées pour qu’on les suive. Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid, et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. Sa réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion. On le voit, c’est un procédé avouable, s’il en fut. La Nouvelle-Orléans. 10 mars 1946.

Colin terminait sa toilette. Il s’était enveloppé, au sortir du bain, d’une ample serviette de tissu bouclé dont seuls ses jambes et son torse dépassaient. Il prit à l’étagère de verre, le vaporisateur et pulvérisa l’huile fluide et odorante sur ses cheveux clairs. Son peigne d’ambre divisa la masse soyeuse en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricots. Colin reposa le peigne et, s’armant du coupe-ongles, tailla en biseau les coins de ses paupières mates, pour donner du mystère à son regard. Il devait recommencer souvent, car elles repoussaient vite. Il alluma la petite lampe du miroir grossissant et s’en approcha pour vérifier l’état de son épiderme. Quelques comédons saillaient aux alentours des ailes du nez. En se voyant si laids dans le miroir grossissant, ils rentrèrent prestement sous la peau et, satisfait, Colin éteignit la lampe. Il détacha la serviette qui lui ceignait les reins et passa l’un des coins entre ses doigts de pied pour absorber les dernières traces d’humidité. Dans la glace, on pouvait voir à qui il ressemblait, le blond qui joue le rôle de Slim dans Hollywood Canteen. Sa tête était ronde, ses oreilles petites, son nez droit, son teint doré. Il souriait souvent d’un sourire de bébé, et, à force, cela lui avait fait venir une fossette au menton. Il était assez grand, mince avec de longues jambes, et très gentil. Le nom de Colin lui convenait à peu près. Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons. Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait. Il vida son bain en perçant un trou dans le fond de la baignoire. Le sol de la salle de bains, dallé de grès cérame jaune clair, était en pente et orientait l’eau vers un orifice situé juste au-dessus du bureau du locataire de l’étage inférieur. Depuis peu, sans prévenir Colin, celui-ci avait changé son bureau de place. Maintenant, l’eau tombait sur son garde-manger. Il glissa ses pieds dans des sandales de cuir de roussette et revêtit un élégant costume d’intérieur, pantalon de velours à côtes vert d’eau très profonde et veston de calmande noisette. Il accrocha la serviette au séchoir, posa le tapis de bain sur le bord de la baignoire et le saupoudra de gros sel afin qu’il dégorgeât toute l’eau contenue. Le tapis se mit à baver en faisant des grappes de petites bulles savonneuses. Il sortit de la salle de bain et se dirigea vers la cuisine, afin de surveiller les derniers préparatifs du repas. Comme tous les lundis soir, Chick venait dîner, il habitait tout près. Ce n’était encore que samedi, mais Colin se sentait l’envie de voir Chick et de lui faire goûter le menu élaboré avec une joie sereine par Nicolas, son nouveau cuisinier. Chick, comme lui célibataire, avait le même âge que Colin, vingt-deux ans, et des goûts littéraires comme lui, mais moins d’argent. Colin possédait une fortune suffisante pour vivre convenablement sans travailler pour les autres. Chick, lui, devait aller tous les huit jours au ministère, voir son oncle et lui emprunter de l’argent, car son métier d’ingénieur ne lui rapportait pas de quoi se maintenir au niveau des ouvriers qu’il commandait, et c’est difficile de commander à des gens mieux habillés et mieux nourris que soi-même. Colin l’aidait de son mieux en l’invitant à dîner toutes les fois qu’il le pouvait, mais l’orgueil de Chick l’obligeait d’être prudent, et de ne pas montrer, par des faveurs trop fréquentes, qu’il entendait lui venir en aide. Le couloir de la cuisine était clair, vitré des deux côtés, et un soleil brillait de chaque côté, car Colin aimait la lumière. Il y avait des robinets de laiton soigneusement astiqués, un peu partout. Les jeux des soleils sur les robinets produisaient des effets féeriques. Les souris de la cuisine aimaient danser au son des chocs des rayons de soleil sur les robinets, et couraient après les petites boules que formaient les rayons en achevant de se pulvériser sur le sol, comme des jets de mercure jaune. Colin caressa une des souris en passant, elle avait de très longues moustaches noires, elle était grise et mince et lustrée à miracle. Le cuisinier les nourrissait très bien sans les laisser grossir trop. Les souris ne faisaient pas de bruit dans la journée et jouaient seulement dans le couloir. Colin poussa la porte émaillée de la cuisine. Le cuisinier Nicolas surveillait son tableau de bord. Il était assis devant un pupitre également émaillé de jaune clair et qui portait des cadrans correspondant aux divers appareils culinaires alignés le long des murs. L’aiguille du four électrique, réglé pour la dinde rôtie, oscillait entre « presque » et « à point ». Il allait être temps de la retirer. Nicolas pressa un bouton vert, ce qui déclenchait le palpeur sensitif. Celui-ci pénétra sans rencontrer de résistance, et l’aiguille atteignit « à point » à ce moment. D’un geste rapide, Nicolas coupa le courant du four et mit en marche le chauffe-assiettes. « Ce sera bon ? demanda Colin. – Monsieur peut en être sûr, affirma Nicolas. La dinde était parfaitement calibrée. – Quelle entrée avez-vous préparée ? – Mon Dieu, dit Nicolas, pour une fois, je n’ai rien innové. Je me suis borné à plagier Gouffé. – Vous eussiez pu choisir un plus mauvais maître ! remarqua Colin. Et quelle partie de son œuvre allez-vous reproduire ? – Il en est question à la page 638 de son Livre de cuisine. Je vais lire à Monsieur le passage en question. » Colin s’assit sur un tabouret au siège capitonné de caoutchouc alvéolé, sous une soie huilée assortie à la couleur des murs, et Nicolas commença en ces termes : « – Faites une croûte de pâté chaud comme pour une entrée. Préparez une grosse anguille que vous couperez en tronçons de trois centimètres. Mettez les tronçons d’anguille dans une casserole, avec vin blanc, sel et poivre, oignons en lames, persil en branches, thym et laurier et une petite pointe d’ail. » « Je n’ai pas pu l’aiguiser comme j’aurais voulu, dit Nicolas, la meule est trop usée. – Je la ferai changer », dit Colin. Nicolas continua : « – Faites cuire. Retirez l’anguille de la casserole et remettez-la dans un plat à sauter. Passez la cuisson au tamis de soie, ajoutez de l’espagnole et faites réduire jusqu’à ce que la sauce masque la cuillère. Passez à l’étamine, couvrez l’anguille de sauce et faites bouillir pendant deux minutes. Dressez l’anguille dans le pâté. Formez un cordon de champignons tournés sur le bord de la croûte, mettez un bouquet de laitances de carpes au milieu. Saucez avec la partie de la sauce que vous avez réservée. » – D’accord, approuva Colin. Je pense que Chick aimerait ça. – Je n’ai pas l’avantage de connaître M. Chick, conclut Nicolas, mais s’il ne l’aime pas, je ferai autre chose la prochaine fois, et cela me permettra de situer, avec une quasi-certitude, l’ordre spatial de ses goûts et de ses dégoûts. – Voui !… dit Colin. Je vous quitte, Nicolas. Je vais m’occuper du couvert. » Il prit le couloir dans l’autre sens et traversa l’office pour aboutir à la salle à manger-studio, dont le tapis bleu pâle et les murs beige-rose étaient un repos pour les yeux ouverts. La pièce, de quatre mètres sur cinq environ, prenait jour sur l’avenue Louis-Armstrong par deux baies allongées. Des glaces sans tain coulissaient sur les côtés et permettaient d’introduire les odeurs du printemps lorsqu’il s’en rencontrait à l’extérieur. Du côté opposé, une table de chêne souple occupait l’un des coins de la pièce. Deux banquettes à angle droit correspondaient à deux des côtés de la table et des chaises assorties à coussins de maroquin bleu garnissaient les deux côtés libres. Le mobilier de cette pièce comprenait, en outre, un long meuble bas, aménagé en discothèque, un pick-up du plus fort module et un meuble, symétrique du premier, contenant les lance-pierres, les assiettes, les verres et les autres ustensiles que l’on utilise pour manger chez les civilisés. Colin choisit une nappe bleu clair assortie au tapis. Il disposa, au centre de la table, un surtout formé d’un bocal de formol à l’intérieur duquel deux embryons de poulet semblaient mimer le Spectre de la Rose, dans la chorégraphie de Nijinsky. À l’entour, quelques branches de mimosa en lanières : un jardinier de ses amis l’obtenait par croisement du mimosa en boules avec le ruban de réglisse noir que l’on trouve chez les merciers en sortant de classe. Puis il prit, pour chacun, deux assiettes en porcelaine blanche croisillonnées d’or transparent, un couvert d’acier inoxydable aux manches ajourés, dans chacun desquels une coccinelle empaillée, isolée entre deux plaquettes de plexiglas, portait bonheur. Il ajouta des coupes de cristal et des serviettes pliées en chapeau de curé ; ceci prenait un certain temps. À peine achevait-il ces préparatifs que la sonnette se détacha du mur et le prévint de l’arrivée de Chick. Colin effaça un faux pli de la nappe et s’en fut ouvrir. « Comment vas-tu ? demanda Chick. – Et toi ? répliqua Colin. Enlève ton imper et viens voir ce que fait Nicolas. – Ton nouveau cuisinier ? – Oui, dit Colin. Je l’ai échangé à ma tante contre l’ancien et un kilo de café belge. – Il est bien ? demanda Chick. – Il a l’air de savoir ce qu’il fait. C’est un disciple de Gouffé. – L’homme de la malle ? s’enquit Chick horrifié, et sa petite moustache noire s’abaissait tragiquement. – Non, ballot, Jules Gouffé, le cuisinier bien connu ! – Oh ! tu sais ! Moi…, dit Chick, en dehors de Jean-Sol Partre, je ne lis pas grand-chose. » Il suivit Colin dans le couloir dallé, caressa les souris et mit, en passant, quelques gouttelettes de soleil dans son briquet. « Nicolas, dit Colin en entrant, je vous présente mon ami Chick. – Bonjour, Monsieur, dit Nicolas. – Bonjour, Nicolas, répondit Chick. Est-ce que vous n’avez pas une nièce qui s’appelle Alise ? – Si, Monsieur, dit Nicolas. Une jolie jeune fille, d’ailleurs, si j’ose introduire ce commentaire. – Elle a un grand air de famille avec vous, dit Chick. Quoique, du côté du buste, il y ait quelques différences. – Je suis assez large, dit Nicolas, et elle est plus développée dans le sens perpendiculaire, si Monsieur veut bien me permettre cette précision. – Eh bien, dit Colin, nous voici presque en famille. Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez une nièce, Nicolas. – Ma sœur a mal tourné, Monsieur, dit Nicolas. Elle a fait des études de philosophie. Ce ne sont pas des choses dont on aime se vanter dans une famille fière de ses traditions… – Eh…, dit Colin, je crois que vous avez raison. En tout cas, je vous comprends. Montrez-nous donc ce pâté d’anguilles… – Il serait dangereux d’ouvrir le four actuellement, prévint Nicolas. Il pourrait en résulter une dessiccation consécutive à l’introduction d’air moins riche en vapeur d’eau que celui qui s’y trouve enfermé en ce moment. – Je préfère avoir, dit Chick, la surprise de le voir pour la première fois sur la table. – Je ne puis qu’approuver Monsieur, dit Nicolas. Puis-je me permettre de prier Monsieur de bien vouloir m’autoriser à reprendre mes travaux ? – Faites, Nicolas, je vous en prie. » Nicolas se remit à sa tâche, qui consistait en le démoulage d’aspics de filets de sole, contisés de lames de truffes, destinés à garnir le hors-d’œuvre de poisson. Colin et Chick quittèrent la cuisine. « Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer. – Il marche ? demanda Chick. – Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant. – Quel est ton principe ? demanda Chick. – À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple, au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral. – C’est compliqué, dit Chick. – Le tout est commandé par des contacts électriques et des relais. Je ne te donne pas de détails, tu connais ça. Et d’ailleurs, en plus, le piano fonctionne réellement. – C’est merveilleux ! dit Chick. – Il n’y a qu’une chose gênante, dit Colin, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsque l’on joue un morceau trop « hot », il tombe des morceaux d’omelette dans le cocktail, et c’est dur à avaler. Je modifierai ça. Actuellement, il suffit de faire attention. Pour la crème fraîche, c’est le sol grave. – Je vais m’en faire un sur Loveless Love, dit Chick. Ça va être terrible. – Il est encore dans le débarras dont je me suis fait un atelier, dit Colin, parce que les plaques de protection ne sont pas vissées. Viens, on va y aller. Je le réglerai pour deux cocktails de vingt centilitres environ, pour commencer. » Chick se mit au piano. À la fin de l’air, une partie du panneau de devant se rabattit d’un coup sec et une rangée de verres apparut. Deux d’entre eux étaient pleins à ras bord d’une mixture appétissante. « J’ai eu peur, dit Colin. Un moment, tu as fait une fausse note. Heureusement, c’était dans l’harmonie. – Ça tient compte de l’harmonie ? dit Chick. – Pas pour tout, dit Colin. Ce serait trop compliqué. Il y a quelques servitudes seulement. Bois et viens à table. »

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Boris Vian : L’arrache-coeur. 1953. texte intégral

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PREMIÈRE PARTIE

I

28 août. Le sentier longeait la falaise. Il était bordé de calamines en fleur et de brouillouses un peu passées dont les pétales noircis jonchaient le sol. Des insectes pointus avaient creusé le sol de mille petits trous ; sous les pieds, c’était comme de l’éponge morte de froid. Jacquemort avançait sans se presser et regardait les calamines dont le cœur rouge sombre battait au soleil. À chaque pulsation, un nuage de pollen s’élevait, puis retombait sur les feuilles agitées d’un lent tremblement. Distraites, des abeilles vaquaient. Du pied de la falaise s’élevait le bruit doux et rauque des vagues. S’arrêtant, Jacquemort se pencha sur l’étroit rebord qui le séparait du vide. En bas, tout était très loin, à pic, et de l’écume tremblait dans le creux des roches comme une gelée de juillet. Cela sentait l’algue braisée. Pris de vertige, Jacquemort s’agenouilla sur l’herbe terreuse de l’été, toucha le sol de ses deux mains étendues ; rencontrant dans ce geste des crottes de bique aux contours bizarrement irréguliers, il conclut à la présence, parmi ces animaux, d’un bouc de Sodome dont il croyait pourtant l’espèce disparue. Maintenant, il avait moins peur et il osa de nouveau s’incliner sur la falaise. Les grands pans de roc rouge tombaient à la verticale dans l’eau peu profonde, d’où ils ressortaient presque aussitôt pour donner lieu à une falaise rouge sur la crête de laquelle Jacquemort, à genoux, se penchait. Des récifs noirs émergeaient de place en place, huilés par le ressac et couronnés d’un anneau de vapeur. Le soleil corrodait la surface de la mer et la salissait de graffiti obscènes. Jacquemort se releva, reprit sa marche. Le chemin tournait. À gauche il vit des fougères déjà marquées de roux et des bruyères en fleur. Sur les rocs dénudés brillaient des cristaux de sel apportés par le chasse-marée. Le sol, vers l’intérieur du pays, s’élevait en pente escarpée. Le sentier contournait des masses brutales de granit noir, jalonné, par places, de nouvelles crottes de bique. De biques, point. Les douaniers les tuaient, à cause des crottes. Il accéléra l’allure, et se trouva brusquement dans l’ombre, car les rayons du soleil ne parvenaient plus à le suivre. Soulagé par la fraîcheur, il allait encore plus vite. Et les fleurs de calamines passaient en ruban de feu continu devant ses yeux. À de certains signes, il reconnut qu’il approchait et prit le soin de mettre en ordre sa barbe rousse et effilée. Puis, il repartit allègrement. Un instant, la Maison lui apparut tout entière entre deux pitons de granit, taillés par l’érosion en forme de sucette et qui encadraient le sentier comme les piliers d’une poterne géante. Le chemin tournait à nouveau, il la perdit de vue. Elle était assez loin de la falaise, tout en haut. Lorsqu’il passa entre les deux blocs sombres, elle se démasqua entièrement, très blanche, entourée d’arbres insolites. Une ligne claire se détachait du portail, serpentait paresseusement sur le coteau et rejoignait, à bout de course, le sentier. Jacquemort s’y engagea. Arrivé presque en haut de la côte, il se mit à courir car il entendait les cris. Du portail grand ouvert au perron de la maison une main prévoyante avait tendu un ruban de soie rouge. Le ruban montait l’escalier, aboutissait à la chambre. Jacquemort le suivit. Sur le lit, la mère reposait, en proie aux cent treize douleurs de l’enfantement. Jacquemort laissa tomber sa trousse de cuir, releva ses manches et se savonna les mains dans une auge de lave brute.

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ma mère était une femme indépendante

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Cary Grant and Katharine Hepburn in Bringing Up Baby, 1938

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doit-on dire piedophile ou podophile ?

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« Pétanque, footing, et pédalo »

"La famille PIED

Patriarche indoeuropéen : *PED-, « pied »

Les branches

1. Les deux principaux ancêtres latins de cette famille sont les noms pes, gén. pedis, ancêtre de notre pied, et pedica, ancêtre de notre piège. En sont issus la plupart des mots français qui contiennent le radical - pie - :

piédestal, piéger, Piémont, piétaille, piétiner, piéton, piètre, empiéter, marchepied, trépied, ...

2. Parmi les autres membres français de la famille on trouve des mots qui contiennent le radical latin original - ped - de pes, pedis, ou bien des mots dans lesquels ce radical s’est transformé au fil des siècles en - pet -, comme peton, ou en - pêch -, comme empêcher, du bas latin impedicare, “prendre au piège, entraver” :

pédale, pédestre, pédicure, pedigree, bipède, expédient, expédier, palmipède, quadrupède, ... pétanque, peton, ... empêchement, empêcheur, se dépêcher, ...

3. Le principal ancêtre grec de la famille est πους, pous, gén. ποδος, podos, « pied », dont le radical -ποδ-, -pod- se transforme en -πεζ-, -pez- dans τραπεζα, trapeza, « objet à quatre pieds, table ». En sont issus antipodes et trapèze.

Le diminutif de πους, pous est ποδιον, podion, “petit pied”. Ce dernier mot, via le latin podium, « petite éminence ; socle, support » est à l’origine de notre propre podium, bien sûr, mais aussi de puy, appui, et probablement répudier 1.

4. Dans la famille, n’oublions pas enfin les cousins germains – et sportifs – venus en courant d’outre-Manche ou d’outre-Atlantique ; ils sont issus du germ. *fōt- : football, babyfoot et footing. 2 Les invités masqués

1. De -ποδ-, -pod- (branche 3) ils n’on conservé que le po : polype et poulpe, doublets issus du grec πολυπους, polupous, « à plusieurs pieds », dont pieuvre est en fait le troisième descendant, en dépit d’une forme qui le fait s’apparenter davantage aux descendants du latin pes, pedis (branche 1).

2. De -ποδ-, -pod- (branche 3) il n’a conservé que le p : Œdipe, du grec Οιδιπους, Oidipous, « les pieds enflés », parce que Laïos, son père, prévenu par Apollon du danger que constituerait son fils, l’avait fait exposer en lui liant les pieds. Dérivé : œdipien. On retrouve le premier élément du mot dans œdème.

3. De -ped- (branche 2) il a perdu le d : péage, du latin populaire *pedaticum, « droit de mettre le pied ». Par sa forme et son sens, on croit souvent, à tort, que ce mot est étymologiquement apparenté à payer (voir la famille PACTE). L’erreur est compréhensible car, outre la proximité des formes, il désigne d’abord le droit, la taxe qu’on lève sur les personnes, les animaux, les marchandises pour le passage d’un pont, d’un chemin, d’une route. Au XVIIe s., péage ne se dit plus que du droit pris sur les voitures transportant des marchandises pour l’entretien des grands chemins. Par métonymie, le mot désigne aussi l’endroit où l’on paie ce droit de passage, sens qu’il a encore aujourd’hui à l’entrée des autoroutes à péage.

4. piger est probablement une variante dialectale de piéger (branche 1), d’où le sens de « saisir, comprendre ». 3 Dérivé : pige.

5. De -ped- (branche 2) il a perdu le d et changé le e en un i : pion, de l’espagnol peon, « fantassin », du bas latin pedo, gén. pedonis. Dérivé : pionnier.

6. pitre (bouffon, clown) est probablement une variante franc-comtoise de piètre (branche 1). Dérivé : pitrerie. Quant à piètre, il est issu du latin pedester, « qui va à pied » ; c’est donc le doublet populaire de pédestre. Du fait de l’infériorité du piéton par rapport au cavalier – également sensible dans les mots pion et piétaille –, piètre a développé le sens péjoratif de « mauvais ». 4.

7. Il est méconnaissable : calibre (Voir Curiosités).

Curiosités

1. babouche : d’abord papouch et aussi babuc par l’italien, est emprunté au turc pāpuš, “chaussure”, lui-même repris au persan pāpuš, “(chaussure) qui couvre (puš) le pied (pāi)”.

2. calibre est issu de l’arabe قالب qālab ou qālib « moule, forme à chaussure », et celui-ci du grec καλόπους kalopous, “forme en bois pour fabriquer des chaussures”, composé de καλον « bois » et de πούς « pied ». Dérivés : calibrer, calibrage.

3. pedigree : de l’anglais pedigree, lui-même issu du français pied de grue, à cause de l’analogie de forme entre l’empreinte de cet oiseau et les trois petits traits rectilignes utilisés dans les registres officiels anglais pour indiquer les degrés ou les ramifications d’un arbre généalogique à trois branches.

4. pétanque est issu du provençal pé tanco, « pied fixé ». Dans ce jeu, on lance sa boule en ayant le pied fixé au sol, sans prendre d’élan.

Le deuxième élément, tanco, appartient quant à lui à une famille romane dans laquelle on trouve notamment l’occitan estancar, « barrer un cours d’eau », le catalan tancar, « fermer », et les mots français étang et étanche. Cette famille a des origines obscures, tout comme d’ailleurs le lat. stagnare, « stagner », avec lequel elle est probablement apparentée. Entre autres hypothèses, nous nous permettons de proposer un rapport entre tous ces mots et l’angl. tank, « réservoir ». Ce mot, qui a d’abord désigné les réservoirs d’irrigation de l’Inde, est un emprunt à un mot indien, tankh ou tanken selon les dialectes, eux-mêmes peut-être issus du sanskrit tadaga, « étang, lac ».

5. piédestal est emprunté à l’italien piedistallo (ou piedestallo), terme d’architecture désignant un support servant de soubassement à une colonne, une statue, un vase. Le mot est composé de piede, « pied », et de stallo, « support », proprement « séjour, demeure », issu du même mot germanique que les mots français étal, étaler, stalle, et installer.

6. pyjama : de l’anglais pyjamas (ou pajamas), lui-même issu de l’ourdou paejama ou pajama, “vêtement de jambes”, lui-même issu du persan pāi, “pied, jambe” et jama, “vêtement”. Homonymes et faux frères

1. Il y a puy, puits et puis !

- puy est de la famille, comme on l’a vu plus haut (branche 3). Graphie ornée de pui, il est issu du latin podium pris dans son sens géographique de “petite éminence”. Le fr. appuyer, l’esp. apoyar, et l’it. appoggiare (> fr. appogiature) sont issus d’un latin populaire *appodiare, lui aussi dérivé de podium, mais ici au sens de “socle, support”.

- puits a une histoire plus compliquée. D’abord puz, puiz et puis, il est issu du latin puteus, « trou, fosse », spécialement « puits de mine » et « puits d’eau vive », mot dont la finale en -eus laisse supposer une origine étrusque. La voyelle du français est due à un développement anormal qui s’explique probablement par l’influence du francique *putti, restitué par l’ancien haut allemand putti, le mot germanique étant lui-même emprunté au latin. Ainsi puits serait un exemple de ces formes hybrides dues au bilinguisme de la France du nord après l’invasion des Francs. La graphie actuelle puits (XVIe s.) réintroduit un -t- étymologique pour éviter l’homographie avec l’adverbe puis. Dérivés : puiser, épuiser, épuisement, épuisant, inépuisable.

- puis est issu du latin classique post via son dérivé postea ou un latin populaire *postius. Dérivés : depuis, puisque.

- il y a enfin un autre puis, forme littéraire de peux (v. pouvoir).

2. pêcher, pêche et pécher sont sans rapport avec empêcher / dépêcher (branche 2) : - pêcher est issu du latin piscari, de même sens, lui-même dérivé de piscis, « poisson ». Dérivés : pêche, pêcheur, pêcherie, repêcher, piscine, pisciculture. - pêche (nom de fruit) est issu du latin populaire persica, du latin classique persicum (pomum), « fruit de Perse ». Dérivé : pêcher. - pécher est issu du latin peccare, « broncher, faire un faux pas » 5, d’où « commettre une faute, une erreur ». Dérivés : péché, pécheur, peccadille, impeccable, ...

3. pédagogue et pédéraste sont issus du grec παις pais, gén. paidos, « enfant ». L’élément -agogue est issu du grec αγειν agein, « conduire ». (Voir famille AGIR) L’élément -éraste est issu du grec ερως erôs, « désir des sens, amour », d’où érotique.

Pour pédant, d’origine italienne, les choses sont moins claires, car le mot pourrait bien être issu de (pedagogo) pedante, « accompagnateur à pied », avec emploi substantivé de l’adjectif.

orthopédie est formé du grec ορθός orthos, « droit » et de παιδεία paideia, « éducation des enfants (au physique et au moral) », autre dérivé de παις.

4. piété et pitié : doublets issus de pietas, « sentiment de dévotion envers les dieux, les parents, la patrie ». Les deux mots ne se sont différenciés qu’au XVIe s. Dérivés : pieux, impie, pitoyable, impitoyable, s’apitoyer, expier, ...

5. Enfin ne sont de la famille ni pièce (< lat. vulg. *pettia) ni pierre (< grec petra, d’où pétrole, « huile de pierre ») ni pieu (< lat. palus, voir la famille PACTE) ni épier (< germ. *speha, voir la famille SPECTACLE) ni péter (< lat. pedere) ni petit (< lat. vulg. *pittittus) ni pétrir (< lat. pinsere, pistus).

Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. apearse, apeadero, apoyar, despejar, expedición, fútbol, impedir, despedir, peaje, peatón, pedestal, peón, pezuña, pie, pionero, podio, pólipo, poyo, pulpo, trapecio, tropezar

port. apoiar, expedição, impedir, pé, pioneiro, podal, poio, pólipo, trapézio, tropeçar

it. appoggiare, marciapiede, pedone, piede, podismo, poggio, spedire

angl. fetch, fetter, foot, impeach, impede, octopus, pedal, pedestrian, pedigree, pioneer, pyjamas

all. Depesche, Fuss, fussen, füsseln, Pedal, Pionnier, Podest, Polyp, Trapez

rus. антипод, депеша, педаль, пешка, пионер, полип, футбол, экспедиция

Notes

1- Répudier, du latin repudiare, “repousser du pied, rejeter, refuser” (ancien français repuier), ne semble pas – comme on a pu parfois le croire – avoir grand chose à voir avec pudeur. À moins que la pudeur n’ait elle-même, à l’origine, quelque chose à voir avec le fait de repousser du pied ... Mais dans l’état actuel des connaissances, le verbe latin pudere, « avoir honte, faire honte », n’est rattachable à aucune racine indoeuropéenne.

2- Comme on l’a vu à propos de la famille PREMIER, rappelons qu’il est normal qu’au son /p/ à l’initiale en indoeuropéen correspondent les sons /p/ en latin et en grec, et /f/ en germanique.

3- Pour en savoir plus sur les origines contestées et l’évolution sémantique complexe de piger, on lira avec profit les deux longs articles du Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert) consacrés à ce verbe.

4- De piètre à pire, il n’y a donc qu’un pas que certains franchissent en proposant de rattacher les mots latins pejor et pessimus (> fr. pire, pessimisme) à la famille de PIED. D’autres préfèrent y voir des descendants de la racine indoeuropéenne *PET- (famille PETITION), au sein de laquelle on trouve à la fois les idées de plume, d’aile, d’essor, d’élan, et de chute. (> fr. pétition, répéter, appétit, penne, panne, pignon, hélicoptère, ...)

5- Certains rattachent néanmoins pécher à pied car son sens initial de « trébucher » leur donne à penser que peccare, mot usuel et familier, serait issu d’un *pecco (non attesté) qui serait à pes ce que mancus, « manchot » est à manus, « main ».

Les grandes familles de mots"

par Jean-Claude Rolland

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Edward Hopper, et l’Amérique devint bizarre

, 07:31

Hopper train Juan Jijako.gif, nov. 2015
gif animé par Juan Jijako, cliquez sur le tableau pour faire défiler le paysage (4083 partages)
"L'art d'Edward Hopper incarne “le meilleur de la tradition américaine”, disait Jo, la femme du peintre. Pourtant, quand on entre dans le cadre, lumière, attitudes, composition, c'est l'insolite qui frappe.

Voir aussi le portfolio interactif « Zoom sur l’œuvre d’Edward Hopper »


Compartiment C, voiture 293 est un tableau magnifique. Beaucoup de tableaux du peintre américain Edward Hopper sont magnifiques, mais celui-là l'est particulièrement. C'est un tableau vert. Josephine (dite Jo), la femme d'Edward (dit Ed), l'appelait d'ailleurs ainsi, « le tableau vert ». Il montre une femme blonde, élégante, vêtue d'une robe de couleur prune (quetsche). Elle est assise dans le compartiment d'un train. Les murs et le mobilier du compartiment sont verts. Seul l'appuie-tête est blanc, à sa base violacé. La femme lit. La plupart des commentateurs la voient lire un magazine, mais il faut toujours se méfier de ce que Hopper fait lire aux femmes. Dans Chambre d'hôtel, par exemple, peint en 1931, une jeune femme dévêtue, assise sur un lit, paraît absorbée par la lecture d'un roman. Or elle tient dans ses mains « un indicateur de chemins de fer ». On le sait parce que Jo l'a noté dans le registre où, une fois un tableau achevé, Ed dessine l'œuvre à l'encre noire que Jo, ensuite, de son écriture ronde décrit.
Jo est un personnage. Edward Hopper l'a épousée en 1924 – il avait 36 ans et Jo s'appelait alors Josephine Verstille Nivison. Elle est peintre. Ed ne la quittera jamais. Mais Ed n'est pas le genre à quitter. En 1913, il s'installe à Washington Square, à New York, dans un appartement-atelier duquel, malgré le succès et la fortune, il ne déménagera jamais – il y mourra en 1967. En 1924, il montre ses aquarelles dans la ­galerie Frank Rehn, qui lui organise sa première exposition personnelle et où il restera toute sa vie. Quant à Jo, jalouse comme une tigresse, elle sera son seul modèle féminin. Hopper est un homme fidèle. Jo, elle, est une emmerdeuse. Elle s'est « sacrifiée » pour Ed, dit-elle, lui a laissé l'atelier, et ne cesse de le lui reprocher. En 1946, elle commence même une grève de la faim pour protester contre l'indifférence d'Ed et du Whitney Museum pour son œuvre. Frank Rehn réglera le problème par un petit accrochage dans sa galerie. Le photographe Arnold Newman raconte que le couple ne cessait de se disputer. Quand il voulait photographier Ed, Jo venait sans cesse se placer dans le champ. Etre dans la plupart des tableaux de Hopper ne lui suffisait donc pas. Puis il a compris que c'était leur façon de fonctionner. Jo admirait Ed. Dans son journal, elle écrit : « L'art de E. Hopper est tellement fondamental que l'on peut le comparer à Abraham Lincoln ou George Washington pour représenter le meilleur de la tradition américaine. » Il est probable qu'Ed devait aimer l'admi­ration que Jo lui portait. Elle tenait avec application ses registres. Elle l'accompagnait partout. Ils apprenaient l'espagnol ensemble. Et se fâcher continuellement avec elle devait l'arranger en lui réservant les longues plages de silence et de solitude dont il avait besoin. Hopper est un taiseux. Pour savoir à quoi ressemblait Jo en 1938, il suffit de regarder la femme à la robe sombre dans le compartiment vert. C'est elle qui lit. Les femmes lisent souvent dans les tableaux de Hopper. Ou elles pensent. Ou elles rêvent. Elles sont parfois dénudées. Elles ne correspondent pas à l'image de la ménagère américaine. C'est peut-être pourquoi les femmes aiment beaucoup la peinture de Hopper : il les émancipe. Il ne les couvre pas de bijoux – Ed les détestait – mais les rend sexy. C'est une manière héritée de Courbet (Les Demoiselles du bord de Seine, 1856) dont Hopper a admiré la peinture lors de ses trois voyages en Europe (principalement à Paris) entre 1906 et 1910. C'est pourquoi sa Jo (Portrait de Jo, 1936) ressemble tant à l'autre Jo (Joanna Hiffernan), peinte par Courbet en 1865. Donc Jo lit. Hopper la vêt d'une robe stricte, la dote d'une forte poitrine, et dévoile légèrement le genou. On parle souvent de la Maison près de la voie ferrée (1925) comme modèle pour la maison de Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock, mais il semble bien que le principal point commun entre le peintre et le cinéaste (qui adorait Hopper) soit cette figure de femme ambiguë, à la fois sage et sexuelle. Si l'on se reporte au registre, Jo écrit que la femme lit le New Yorker, que sa robe est « en jersey de laine violet », et qu'à ses côtés est posé le magazine Reader's Digest. Ed ajoute de son écriture fine et nerveuse : « Toile belge, couleurs Rembrandt, blanc de plomb, huile de lin. » Et puis il y a ce vert, un certain vert, somptueux, mélange « d'oxyde de chrome et de cadmium », écrit Jo. Un vert impossible à trouver sur le mur d'un compartiment d'un wagon de chemin de fer américain, ­aussi impossible que la hauteur du plafond de ce compar­timent, l'éclairage (on y reviendra) ou le paysage crépus­culaire entraperçu par la fenêtre. C'est le côté étrange de Hopper. Le tableau paraît réaliste, mais quand on en regarde les détails, tout devient bizarre. Les gens sont souvent seuls, leurs attitudes, insolites, les rues, désertes, les pièces, vides, les paysages, inhabités, les points de vue, décalés, les lumières, artificielles... On n'y retrouve pas les signes caricaturaux des Etats-Unis : peu ou pas de voitures, pas de gratte-ciel, pas de grands espaces, pas de signes religieux, pas d'excitation, pas de foule, pas d'hystérie... Et pourtant, rien ne nous paraît plus américain qu'un tableau de Hopper, au point que de nombreux cinéastes, de Robert Siodmak (Les Tueurs, 1946) à Wim Wenders (The End of violence, 1997) et David Lynch (Mulholland Drive, 2001), s'en sont inspirés. Hopper peint une Amérique sans fard. Elle ressemble à ses femmes, stricte, engoncée dans une morale rigide mais ambivalente, à la fois froide et libidinale. Une assemblée de solitaires la compose, portant la sourde mélancolie d'un lointain déracinement.
Hopper adorait donc l'Amérique sans tendresse excessive. « Nos traits nationaux peuvent être si simplistes et étriqués qu'ils en paraissent puérils à des peuples plus subtils et plus raffinés », écrivait-il. L'un de ces peuples trouve une grâce particulière à ses yeux : le peuple français. De ses séjours parisiens, Ed gardera ­toujours un amour pour la culture française, pour sa peinture bien sûr, au premier rang de laquelle figurent Courbet, Degas et les impressionnistes, mais aussi pour sa littérature et sa poésie. Il récitait par cœur Verlaine et Rimbaud. Il ­lisait Mallarmé et Montaigne. Pourtant le même homme, en 1927, écrit : « L'art américain devrait être sevré de sa mère française. » L'art américain, en 1927, qu'est-ce que c'est que ça ?
C'est une idée obsédante – elle obsédera vingt ans plus tard Robert Rauschenberg. Hopper rêve d'un art amé­ricain autonome, cessant d'être une pâle copie de l'art européen. A la modernité européenne (Picasso n'a qu'un an de moins que lui), il oppose, bien que nourrie par la peinture française, sa vision américaine. En 1934, dans une interview au magazine Time, il devient plus catégorique : « La spécificité américaine d'un peintre est innée – il n'a nullement besoin de la rechercher. » Autrement dit : il suffit de ne plus copier l'Europe, d'être soi-même, et le reste suivra. Reste à savoir en quoi consiste cette « spécificité américaine ». Il ne faut pas la confondre avec le regard ironique que pose Hopper sur l'Amérique, cet univers beckettien où les êtres semblent attendre quelque chose qui n'arrivera ­jamais – le rêve américain ? Parlant de l'œil de son confrère John Sloan (1871-1951), très influencé par l'art français, Hopper emploie le mot « frais ». Derrière le compliment s'entend un autre mot : naïf. L'art venant d'Amérique est entaché de naïveté, pense Hopper. Aussi décide-t-il, porté par sa passion pour le théâtre et son organisation visuelle (à New York, Jo et Ed voient toutes les pièces qui se montent, qu'elles soient classiques ou contemporaines comme celles d'Ibsen), aussi décide-t-il de jouer avec cette naïveté. C'est d'abord une affaire de composition où le peintre excelle : donner l'illusion de la simplicité. Rien de plus évident que la femme lisant dans le compartiment vert – et l'exactitude du titre, Compartiment C, voiture 293, semble le con­firmer. Or, dans la réalité, la voiture 293 n'existe pas – pas plus que n'existent le vert, ce type de compartiment, le paysage crépusculaire et la lumière. D'ailleurs, cette lumière, d'où vient-elle ? La lampe est éteinte. Les ombres suggèrent qu'elle provient du couloir, mais comment le couloir d'un train à la tombée de la nuit peut-il projeter sur une femme une lumière solaire d'une telle crudité ? Voilà donc l'étrangeté posée. Quelque chose d'artistiquement impur vient troubler ce qu'un regard hâtif prendrait pour du classicisme – mais classique, Hopper l'est aussi par ses dessins préparatoires, ses esquisses, ses études de mouvement, sa touche. Une lumière merveilleuse inonde le compartiment alors que le paysage fantomatique, avec sa route « blafarde » sous un pont « blanchâtre » (les précisions sont de Jo), semble un mauvais présage. Où va cette femme, vers le bonheur ou le malheur ? Quelle est la nature du calme absolu ­régnant sur les magnifiques paysages désertés (Collines au sud de Truro, 1930) ? Où est-on dans un tableau de Hopper : dans une comédie ou une tragédie ? Ainsi se définit la « spécificité américaine » : par l'ambiguïté et le décalage, ce que l'on retrouvera chez Rothko (abstraction ou paysage ?), Rauschenberg (sculpture ou peinture ?) ou, plus récemment, Christopher Wools (peinture, photographie ou imprimerie ?). Hopper en est le précurseur. « Je suis probablement un solitaire », disait-il. Et probablement l'inventeur de l'art américain."

source : Télérama

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