la belle et le brette
Cul blanc, L'arrache coeur, Boris Vian de Rouge :
"L’ombre s’épaississait autour de Jacquemort. Assis à son bureau, il méditait. Une certaine lassitude le retenait de faire la lumière. Ç’avait été une journée fatigante, la dernière d’une semaine fatigante et il tentait de retrouver le calme de son âme. Pendant tous ces jours de fièvre et d’agitation, il avait à peine éprouvé le besoin de psychanalyser, mais maintenant qu’il était seul, détendu, dans sa chambre, il sentait revenir, précis et angoissants, le vide et l’absence de passion masqués un temps par une surabondance d’images. Incertain, nu de désirs, il attendait que la bonne frappât à sa porte.
Il faisait chaud dans sa chambre vernie, et cela sentait bon le bois ; la mer voisine adoucissait l’haleine brûlante de l’air et le rendait calmant et délicieux. Dehors, on entendait quelques cris d’oiseaux et des frottis aigus d’insectes.
Et puis, on gratta à la porte. Jacquemort se leva, alla ouvrir. La jeune paysanne entra et resta sur place, paralysée par la timidité. Jacquemort souriait ; il manœuvra l’interrupteur et referma soigneusement le panneau.
– Alors ? dit-il. On a peur ?
Il se reprocha aussitôt sa vulgarité, mais se la pardonna quelques instants plus tard en réfléchissant qu’elle n’avait pu choquer une personne vulgaire.
– Assieds-toi…, proposa-t-il. Là… Sur le lit.
– J’ose pas…, dit-elle.
– Allons, allons, dit Jacquemort. Ne sois pas timide avec moi. Étends-toi et détends-toi.
– Est-ce que je me déshabille ? demanda-t-elle.
– Tu fais ce que tu veux, dit Jacquemort. Déshabille-toi si ça te tente, et sinon, non. Mets-toi à ton aise… C’est tout ce que je te demande.
– Vous allez vous déshabiller aussi ? demanda-t-elle un peu enhardie.
– Mais écoute, protesta Jacquemort, tu es venue ici pour une psychanalyse ou une fornication ?
Elle baissa la tête, honteuse, et Jacquemort se sentit légèrement excité par tant d’ignorance.
– Je comprends pas vos grands mots, dit-elle. Moi je veux bien faire ce que vous me direz.
– Mais je te dis de faire ce que tu veux, insista Jacquemort.
– J’aime bien qu’on me dise tout ce que je dois faire… Ce n’est pas moi qui commande, après tout…
– Alors, étends-toi comme tu es, dit Jacquemort.
Il retourna s’asseoir à son bureau. Elle le regardait par en dessous, et, se décidant, enleva sa robe d’un geste adroit. C’était une de ses robes de tous les jours qu’elle avait remise en revenant du baptême, une cotonnade à fleurs sans intérêt.
Jacquemort la détailla, un peu lourde, bien plantée, la poitrine ronde et grasse, le ventre pas encore déformé par le travail. Elle alla s’allonger sur le lit et il pensa que lorsqu’elle serait partie, il allait se trouver, au moment de se coucher, troublé par l’odeur de cette femme.
Elle marchait un peu bêtement, mais c’était encore là sans doute, un reste de pudeur.
– Quel âge as-tu ? demanda Jacquemort.
– J’ai vingt ans, dit-elle.
– Tu es d’où ?
– Du village.
– Comment as-tu été élevée ? Quel est ton plus vieux souvenir ?
Il bavardait d’un ton léger pour la mettre en confiance.
– Tu te rappelles tes grands-parents ?
Elle réfléchit une minute.
– C’est pour quoi que vous m’avez fait venir ? demanda-t-elle. Pour me demander ces choses-là ?
– C’est aussi pour ça, dit Jacquemort prudent.
– C’est des choses qui ne vous regardent pas, dit-elle.
Elle se leva et s’assit, les jambes hors du lit.
– Vous me montez ou non ? demanda-t-elle. Je suis venue pour ça. Vous le savez bien. Je ne sais pas parler, mais je ne suis pas assez bête pour vous laisser vous moquer de moi.
– Oh ! va-t’en, dit Jacquemort. Tu as trop mauvais caractère. Tu reviendras demain.
Cependant, elle se levait. Elle passait devant le psychiatre et le profil de sa gorge le remua.
– Allez, dit-il. Reste sur le lit. Je viens.
Elle regagna rapidement sa place, un peu haletante. Lorsque Jacquemort s’approcha d’elle, elle se détourna, lui présenta ses reins. Il la prit dans cette position, comme le matin derrière la haie."