Franz Kafka : la métamorphose. texte intégral
Franz Kafka
La métamorphose
suivi de
Dans la colonie pénitentiaire
Traduit par Bernard Lortholary
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection Classiques du 20e siècle
Volume 85 : version 1.0
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La métamorphose
suivi de
Dans la colonie pénitentiaire
Édition de référence :
Librio, Flammarion, 1988.
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La métamorphose
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1
En se réveillant un matin après des rêves
agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit,
métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était
sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et,
en relevant un peu la tête, il vit, bombé, brun,
cloisonné par des arceaux plus rigides, son
abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à
glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à peine. Ses
nombreuses pattes, lamentablement grêles par
comparaison avec la corpulence qu’il avait par
ailleurs, grouillaient désespérément sous ses
yeux.
« Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » pensa-t-il. Ce
n’était pas un rêve. Sa chambre, une vraie
chambre humaine, juste un peu trop petite, était là
tranquille entre les quatre murs qu’il connaissait
bien. Au-dessus de la table où était déballée une
collection d’échantillons de tissus – Samsa était
représentant de commerce –, on voyait accrochée
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l’image qu’il avait récemment découpée dans un
magazine et mise dans un joli cadre doré. Elle
représentait une dame munie d’une toque et d’un
boa tous les deux en fourrure et qui, assise bien
droite, tendait vers le spectateur un lourd
manchon de fourrure où tout son avant-bras avait
disparu.
Le regard de Gregor se tourna ensuite vers la
fenêtre, et le temps maussade – on entendait les
gouttes de pluie frapper le rebord en zinc – le
rendit tout mélancolique. « Et si je redormais un
peu et oubliais toutes ces sottises ? » se dit-il ;
mais c’était absolument irréalisable, car il avait
l’habitude de dormir sur le côté droit et, dans
l’état où il était à présent, il était incapable de se
mettre dans cette position. Quelque énergie qu’il
mît à se jeter sur le côté droit, il tanguait et
retombait à chaque fois sur le dos. Il dut bien
essayer cent fois, fermant les yeux pour ne pas
s’imposer le spectacle de ses pattes en train de
gigoter, et il ne renonça que lorsqu’il commença
à sentir sur le flanc une petite douleur sourde
qu’il n’avait jamais éprouvée.
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« Ah, mon Dieu », songea-t-il, « quel métier
fatigant j’ai choisi ! Jour après jour en tournée.
Les affaires vous énervent bien plus qu’au siège
même de la firme, et par-dessus le marché je dois
subir le tracas des déplacements, le souci des
correspondances ferroviaires, les repas irréguliers
et mauvais, et des contacts humains qui changent
sans cesse, ne durent jamais, ne deviennent
jamais cordiaux. Que le diable emporte tout
cela ! » Il sentit une légère démangeaison au
sommet de son abdomen ; se traîna lentement sur
le dos en se rapprochant du montant du lit afin de
pouvoir mieux redresser la tête ; trouva l’endroit
qui le démangeait et qui était tout couvert de
petits points blancs dont il ne sut que penser ; et il
voulut palper l’endroit avec une patte, mais il la
retira aussitôt, car à ce contact il fut tout parcouru
de frissons glacés.
Il glissa et reprit sa position antérieure. « À
force de se lever tôt », pensa-t-il, « on devient
complètement stupide. L’être humain a besoin de
son sommeil. D’autres représentants vivent
comme des femmes de harem. Quand, par
exemple, moi je rentre à l’hôtel dans le courant
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de la matinée pour transcrire les commandes que
j’ai obtenues, ces messieurs n’en sont encore qu’à
prendre leur petit déjeuner. Je devrais essayer ça
avec mon patron ; je serais viré immédiatement.
Qui sait, du reste, si ce ne serait pas une très
bonne chose pour moi. Si je ne me retenais pas à
cause de mes parents, il y a longtemps que
j’aurais donné ma démission, je me serais
présenté devant le patron et je lui aurais dit ma
façon de penser du fond du cœur. De quoi le faire
tomber de son comptoir ! Il faut dire que ce ne
sont pas des manières, de s’asseoir sur le
comptoir et de parler de là-haut à l’employé, qui
de plus est obligé d’approcher tout près, parce
que le patron est sourd. Enfin, je n’ai pas encore
abandonné tout espoir ; une fois que j’aurai réuni
l’argent nécessaire pour rembourser la dette de
mes parents envers lui – j’estime que cela prendra
encore de cinq à six ans –, je ferai absolument la
chose. Alors, je trancherai dans le vif. Mais enfin,
pour le moment, il faut que je me lève, car mon
train part à cinq heures. »
Et il regarda vers la pendule-réveil dont on
entendait le tic-tac sur la commode. « Dieu du
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ciel ! » pensa-t-il. Il était six heures et demie, et
les aiguilles avançaient tranquillement, il était
même la demie passée, on allait déjà sur moins
un quart. Est-ce que le réveil n’aurait pas sonné ?
On voyait depuis le lit qu’il était bien réglé sur
quatre heures ; et sûrement qu’il avait sonné. Oui,
mais était-ce possible de ne pas entendre cette
sonnerie à faire trembler les meubles et de
continuer tranquillement à dormir ? Eh bien, on
ne pouvait pas dire qu’il eût dormi
tranquillement, mais sans doute son sommeil
avait-il été d’autant plus profond. Seulement, à
présent, que fallait-il faire ? Le train suivant était
à sept heures ; pour l’attraper, il aurait fallu se
presser de façon insensée, et la collection n’était
pas remballée, et lui-même était loin de se sentir
particulièrement frais et dispos. Et même s’il
attrapait le train, cela ne lui éviterait pas de se
faire passer un savon par le patron, car le commis
l’aurait attendu au départ du train de cinq heures
et aurait depuis longtemps prévenu de son
absence. C’était une créature du patron, sans
aucune dignité ni intelligence. Et s’il se faisait
porter malade ? Mais ce serait extrêmement
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gênant et suspect, car depuis cinq ans qu’il était
dans cette place, pas une fois Gregor n’avait été
malade. Sûrement que le patron viendrait
accompagné du médecin de la Caisse Maladie,
qu’il ferait des reproches à ses parents à cause de
leur paresseux de fils et qu’il couperait court à
toute objection en se référant au médecin de la
Caisse, pour qui par principe il existe uniquement
des gens en fort bonne santé, mais fainéants. Et
du reste, en l’occurrence, aurait-il entièrement
tort ? Effectivement, à part cette somnolence
vraiment superflue chez quelqu’un qui avait
dormi longtemps, Gregor se sentait fort bien et
avait même particulièrement faim.
Tandis qu’il réfléchissait précipitamment à
tout cela sans pouvoir se résoudre à quitter son lit
– la pendulette sonnait juste six heures trois
quarts –, on frappa précautionneusement à la
porte qui se trouvait au chevet de son lit.
« Gregor », c’était sa mère qui l’appelait, « il est
sept heures moins un quart. Est-ce que tu ne
voulais pas prendre le train ? » La douce voix !
Gregor prit peur en s’entendant répondre : c’était
sans aucun doute sa voix d’avant, mais il venait
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s’y mêler, comme par en dessous, un couinement
douloureux et irrépressible qui ne laissait aux
mots leur netteté qu’au premier instant,
littéralement, pour ensuite en détruire la
résonance au point qu’on ne savait pas si l’on
avait bien entendu. Gregor avait d’abord
l’intention de répondre en détail et de tout
expliquer, mais dans ces conditions il se contenta
de dire : « Oui, oui, merci maman, je me lève. »
Sans doute la porte en bois empêchait-elle qu’on
notât de l’extérieur le changement de sa voix, car
sa mère fut rassurée par cette déclaration et
s’éloigna d’un pas traînant. Mais ce petit échange
de propos avait signalé aux autres membres de la
famille que Gregor, contre toute attente, était
encore à la maison, et voilà que déjà, à l’une des
portes latérales, son père frappait doucement,
mais du poing, en s’écriant : « Gregor, Gregor,
qu’est-ce qui se passe ? » Et au bout d’un petit
moment il répétait d’une voix plus grave et sur un
ton de reproche : « Gregor ! Gregor ! » Et
derrière l’autre porte latérale, la sœur de Gregor
murmurait d’un ton plaintif : « Gregor ? Tu ne te
sens pas bien ? Tu as besoin de quelque chose ? »
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À l’un comme à l’autre, Gregor répondit « je vais
avoir fini », en s’imposant la diction la plus
soignée et en ménageant de longues pauses entre
chaque mot, afin que sa voix n’eût rien de
bizarre. D’ailleurs, son père retourna à son petit
déjeuner, mais sa sœur chuchota : « Gregor,
ouvre, je t’en conjure. » Mais Gregor n’y
songeait pas, il se félicita au contraire de la
précaution qu’il avait apprise dans ses tournées et
qui lui faisait fermer toutes les portes à clé pour
la nuit, même quand il était chez lui.
Il entendait d’abord se lever tranquillement et
en paix, s’habiller et surtout déjeuner ; ensuite
seulement il réfléchirait au reste, car il se rendait
bien compte qu’au lit sa méditation ne
déboucherait sur rien de sensé. Il se rappela que
souvent déjà il avait ressenti au lit l’une de ces
petites douleurs, causées peut-être par une
mauvaise position, qui ensuite, quand on était
debout, se révélaient être purement imaginaires,
et il était curieux de voir comment les idées qu’il
s’était faites ce matin allaient s’évanouir peu à
peu. Quant au changement de sa voix, il
annonçait tout simplement un bon rhume, cette
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maladie professionnelle des représentants de
commerce, aucun doute là-dessus.
Rejeter la couverture, rien de plus simple ; il
n’avait qu’à se gonfler un peu, elle tomba toute
seule. Mais la suite des opérations était plus
délicate, surtout parce qu’il était excessivement
large. Il aurait eu besoin de bras et de mains pour
se redresser ; or, au lieu de cela, il n’avait que ces
nombreuses petites pattes sans cesse animées des
mouvements les plus divers et de surcroît
impossibles à maîtriser. Voulait-il en plier une,
elle n’avait rien de plus pressé que de s’étendre ;
et s’il parvenait enfin à exécuter avec cette patte
ce qu’il voulait, les autres pendant ce temps
avaient quartier libre et travaillaient toutes dans
une extrême et douloureuse excitation. « Surtout,
ne pas rester inutilement au lit », se dit Gregor.
Il voulut d’abord sortir du lit en commençant
par le bas de son corps, mais ce bas, que du reste
il n’avait pas encore vu et dont il ne pouvait
guère se faire non plus d’idée précise, se révéla
trop lourd à remuer ; cela allait trop lentement ; et
quand, pour finir, prenant le mors aux dents, il
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poussa de toutes ses forces et sans précaution
aucune, voilà qu’il avait mal visé : il heurta
violemment le montant inférieur du lit, et la
douleur cuisante qu’il éprouva lui apprit à ses
dépens que, pour l’instant, le bas de son corps en
était peut-être précisément la partie la plus
sensible.
Il essaya donc de commencer par extraire du
lit le haut de son corps, et il tourna prudemment
la tête vers le bord. Cela marcha d’ailleurs sans
difficulté, et finalement la masse de son corps, en
dépit de sa largeur et de son poids, suivit
lentement la rotation de la tête. Mais lorsque
enfin Gregor tint la tête hors du lit, en l’air, il eut
peur de poursuivre de la sorte sa progression, car
si pour finir, il se laissait tomber ainsi, il faudrait
un vrai miracle pour ne pas se blesser à la tête. Et
c’était le moment ou jamais de garder à tout prix
la tête claire ; il aimait mieux rester au lit.
Mais lorsque, au prix de la même somme
d’efforts, il se retrouva, avec un gémissement de
soulagement, dans sa position première, et qu’il
vit à nouveau ses petites pattes se battre entre
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elles peut-être encore plus âprement, et qu’il ne
trouva aucun moyen pour ramener l’ordre et le
calme dans cette anarchie, il se dit inversement
qu’il ne pouvait, pour rien au monde, rester au lit
et que le plus raisonnable était de consentir à tous
les sacrifices, s’il existait le moindre espoir
d’échapper ainsi à ce lit. Mais dans le même
temps il n’omettait pas de se rappeler qu’une
réflexion mûre et posée vaut toutes les décisions
désespérées. À de tels instants, il fixait les yeux
aussi précisément que possible sur la fenêtre,
mais hélas la vue de la brume matinale, qui
cachait même l’autre côté de l’étroite rue, n’était
guère faite pour inspirer l’allégresse et la
confiance en soi. « Déjà sept heures », se dit-il en
entendant sonner de nouveau la pendulette, « déjà
sept heures, et toujours un tel brouillard. » Et
pendant un moment il resta calmement étendu en
respirant à peine, attendant peut-être que ce
silence total restaurerait l’évidente réalité des
choses.
Mais ensuite il se dit : « Il faut absolument que
je sois tout à fait sorti du lit avant que sept heures
et quart ne sonnent. D’ailleurs, d’ici là, il viendra
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quelqu’un de la tiare pour s’enquérir de moi, car
ils ouvrent avant sept heures. » Et il entreprit dès
lors de basculer son corps hors du lit de tout son
long et d’un seul coup. S’il se laissait tomber de
la sorte, on pouvait présumer que la tête, qu’il
allait dresser énergiquement, demeurerait intacte.
Le dos semblait dur ; lui n’aurait sans doute rien,
en tombant sur le tapis. Ce qui ennuyait le plus
Gregor c’était la crainte du bruit retentissant que
cela produirait immanquablement et qui sans
doute susciterait, de l’autre côté de toutes les
portes, sinon l’effroi, du moins des inquiétudes.
Mais il fallait prendre le risque.
Quand Gregor dépassa déjà à moitié du lit – la
nouvelle méthode était plus un jeu qu’un effort
pénible, il lui suffisait de se balancer sans arrêt en
se redonnant de l’élan –, il songea soudain
combien tout eût été simple si on était venu
l’aider. Deux personnes robustes – il pensait à
son père et à la bonne – y auraient parfaitement
suffi ; elles n’auraient eu qu’à glisser leurs bras
sous son dos bombé, à le détacher de la gangue
du lit, à se baisser avec leur fardeau, et ensuite
uniquement à le laisser avec précaution opérer
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son rétablissement sur le sol, où dès lors on
pouvait espérer que les petites pattes auraient
enfin un sens. Mais, sans compter que les portes
étaient fermées à clé, aurait-il vraiment fallu
appeler à l’aide ? À cette idée, en dépit de tout
son désarroi, il ne put réprimer un sourire.
Il en était déjà au point où, en accentuant son
balancement, il était près de perdre l’équilibre, et
il lui fallait très vite prendre une décision
définitive, car il ne restait que cinq minutes
jusqu’à sept heures et quart... C’est alors qu’on
sonna à la porte de l’appartement. « C’est
quelqu’un de la firme », se dit-il, presque pétrifié,
tandis que ses petites pattes n’en dansaient que
plus frénétiquement. L’espace d’un instant, tout
resta silencieux. « Ils n’ouvrent pas », se dit
Gregor, obnubilé par quelque espoir insensé.
Mais alors, naturellement, comme toujours, la
bonne alla d’un pas ferme jusqu’à la porte et
ouvrit. Gregor n’eut qu’à entendre la première
parole de salutation prononcée par le visiteur
pour savoir aussitôt qui c’était : le fondé de
pouvoir en personne. Pourquoi diable Gregor
était-il condamné à travailler dans une entreprise
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où, à la moindre incartade, on vous soupçonnait
du pire ? Les employés n’étaient-ils donc tous
qu’une bande de salopards, n’y avait-il parmi eux
pas un seul serviteur fidèle et dévoué, à qui la
seule idée d’avoir manqué ne fût-ce que quelques
heures de la matinée inspirait de tels remords
qu’il en perdait la tête et n’était carrément plus en
état de sortir de son lit ? Est-ce que vraiment il ne
suffisait pas d’envoyer aux nouvelles un petit
apprenti si tant est que cette chicanerie fût
indispensable –. fallait-il que le fondé de pouvoir
vînt en personne, et que du même coup l’on
manifestât à toute l’innocente famille que
l’instruction de cette ténébreuse affaire ne
pouvait être confiée qu’à l’intelligence du fondé
de pouvoir ? Et c’est plus l’excitation résultant de
ces réflexions que le fruit d’une véritable
décision qui fit que Gregor se jeta de toutes ses
forces hors du lit. Il en résulta un choc sonore,
mais pas vraiment un bruit retentissant. La chute
fut un peu amortie par le tapis, et puis le dos de
Gregor était plus élastique qu’il ne l’avait pensé,
d’où ce son assourdi qui n’attirait pas tellement
l’attention. Simplement, il n’avait pas tenu sa tête
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avec assez de précaution, elle avait porté ; il la
tourna et, sous le coup de la contrariété et de la
douleur, la frotta sur le tapis.
« Il y a quelque chose qui vient de tomber, làdedans
», dit le fondé de pouvoir dans la chambre
de gauche. Gregor essaya de s’imaginer si
pareille mésaventure ne pourrait pas arriver un
jour au fondé de pouvoir ; de fait, il fallait
convenir que ce n’était pas là une éventualité à
exclure. Mais voilà que, comme pour répondre
brutalement à cette interrogation, le fondé de
pouvoir faisait dans la chambre attenante
quelques pas résolus, en faisant craquer ses
bottines vernies. De la chambre de droite, la sœur
de Gregor le mettait au courant en chuchotant :
« Gregor, le fondé de pouvoir est là. – Je sais »,
dit Gregor à la cantonade, mais sans oser forcer
suffisamment la voix pour que sa sœur pût
l’entendre.
« Gregor », dit alors son père dans la chambre
de gauche, « M, le fondé de pouvoir est là et
demande pourquoi tu n’as pas pris le premier
train. Nous ne savons que lui dire. Du reste, il
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souhaite te parler personnellement. Donc, ouvre
ta porte, je te prie. Il aura sûrement la bonté
d’excuser le désordre de ta chambre. – Bonjour,
monsieur Samsa ! » lança alors aimablement le
fondé de pouvoir. « Il ne se sent pas bien », lui dit
la mère de Gregor sans attendre que son père eût
fini de parler derrière sa porte, « il ne se sent pas
bien, croyez-moi, monsieur le fondé de pouvoir.
Sinon, comment Gregor raterait-il un train ? Ce
garçon n’a que son métier en tête. C’est au point
que je suis presque fâchée qu’il ne sorte jamais le
soir ; tenez, cela fait huit jours qu’il n’a pas eu de
tournée, et il était tous les soirs à la maison. Il
reste alors assis à la table familiale et lit le journal
en silence, ou bien étudie les horaires des trains.
C’est déjà pour lui une distraction que de manier
la scie à découper. Ainsi, en deux ou trois soirées,
il a par exemple confectionné un petit cadre ;
vous serez étonné de voir comme il est joli ; il est
accroché là dans sa chambre ; vous le verrez dès
que Gregor aura ouvert. Je suis d’ailleurs bien
contente que vous soyez là, monsieur le fondé de
pouvoir ; à nous seuls, nous n’aurions pas pu
persuader Gregor d’ouvrir sa porte ; il est si
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entêté ; et il ne se sent sûrement pas bien,
quoiqu’il ait affirmé le contraire ce matin. –
J’arrive tout de suite », dit lentement et posément
Gregor sans bouger pour autant, afin de ne pas
perdre un mot de la conversation. « Je ne vois pas
non plus d’autre explication, chère Madame »,
disait le fondé de pouvoir, « espérons que ce n’est
rien de grave. Encore que nous autres gens
d’affaires, je dois le dire, soyons bien souvent
contraints – hélas ou heureusement, comme on
veut – de faire tout bonnement passer nos
obligations professionnelles avant une légère
indisposition. – Alors, est-ce que M. le fondé de
pouvoir peut venir te voir maintenant ? »
demanda impatiemment le père en frappant de
nouveau à la porte. « Non », dit Gregor. Il
s’ensuivit un silence embarrassé dans la chambre
de gauche, et dans la chambre de droite la sœur
se mit à sangloter.
Pourquoi sa sœur ne rejoignait-elle donc pas
les autres ? Sans doute venait-elle tout juste de se
lever et n’avait-elle pas même commencé à
s’habiller. Et pourquoi donc pleurait-elle ? Parce
qu’il ne se levait pas et ne laissait pas entrer le
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fondé de pouvoir, parce qu’il risquait de perdre
son emploi et qu’alors le patron recommencerait
à tourmenter leurs parents avec ses vieilles
créances ? Mais c’étaient là pour le moment des
soucis bien peu fondés. Gregor était toujours là et
ne songeait pas le moins du monde à quitter sa
famille. Pour l’instant, il était étendu là sur le
tapis et personne, connaissant son état, n’aurait
sérieusement exigé de lui qu’il reçût le fondé de
pouvoir. Or, ce n’était pas cette petite
impolitesse, à laquelle il serait d’ailleurs facile de
trouver ultérieurement une excuse convenable,
qui allait motiver un renvoi immédiat de Gregor.
Et il trouvait qu’il eût été bien plus raisonnable
qu’on le laissât tranquille pour le moment, au lieu
de l’importuner en pleurant et en lui faisant la
leçon. Mais voilà, c’était l’inquiétude qui
tenaillait les autres et excusait leur attitude.
« Monsieur Samsa », lançait à présent le fondé
de pouvoir en haussant la voix, « que se passe-t-il
donc ? Vous vous barricadez dans votre chambre,
vous ne répondez que par oui et par non, vous
causez de graves et inutiles soucis à vos parents
et – soit dit en passant – vous manquez à vos
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obligations professionnelles d’une façon
proprement inouïe. Je parle ici au nom de vos
parents et de votre patron, et je vous prie
solennellement de bien vouloir fournir une
explication immédiate et claire. Je m’étonne, je
m’étonne. Je vous voyais comme quelqu’un de
posé, de sensé, et il semble soudain que vous
vouliez vous mettre à faire étalage de surprenants
caprices. Le patron, ce matin, me suggérait bien
une possible explication de vos négligences – elle
touchait les encaissements qui vous ont été
récemment confiés –, mais en vérité je lui ai
presque donné ma parole que cette explication ne
pouvait être la bonne. Mais à présent je vois votre
incompréhensible obstination et cela m’ôte toute
espèce d’envie d’intervenir le moins du monde en
votre faveur. Et votre situation n’est pas des plus
assurées, loin de là. Au départ, j’avais l’intention
de vous dire cela de vous à moi, mais puisque
vous me faites perdre mon temps pour rien, je ne
vois pas pourquoi vos parents ne devraient pas
être mis au courant aussi. Eh bien, vos résultats,
ces temps derniers, ont été fort peu satisfaisants ;
ce n’est certes pas la saison pour faire des affaires
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extraordinaires, et nous en convenons ; mais une
saison pour ne pas faire d’affaires du tout, cela
n’existe pas, monsieur Samsa, cela ne doit pas
exister.
– Mais, monsieur le fondé de pouvoir »,
s’écria Gregor outré au point d’oublier toute autre
considération, « j’ouvre tout de suite, à l’instant
même. C’est un léger malaise, un vertige, qui m’a
empêché de me lever. Je suis encore couché.
Mais à présent je me sens de nouveau tout à fait
dispos. Je suis en train de sortir de mon lit. Juste
un petit instant de patience ! Cela ne va pas
encore aussi bien que je le pensais. Mais je me
sens déjà mieux. Comme ces choses-là vous
prennent ! Hier soir encore j’allais très bien, mes
parents le savent bien, ou plutôt, dès hier soir
j’avais un petit pressentiment. Cela aurait dû se
voir. Que n’ai-je prévenu la firme ! Mais voilà,
on pense toujours surmonter la maladie sans
rester chez soi. Monsieur le fondé de pouvoir !
Épargnez mes parents. Les reproches que vous
me faites là ne sont pas fondés ; d’ailleurs, on ne
m’en a pas soufflé mot. Peut-être n’avez-vous pas
regardé les dernières commandes que j’ai
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transmises. Au demeurant, je partirai par le train
de huit heures au plus tard, ces quelques heures
de repos m’ont redonné des forces. Ne perdez
surtout pas votre temps, monsieur le fondé de
pouvoir ; je vais de ce pas me présenter à nos
bureaux, ayez la bonté de l’annoncer et présentez
mes respects à notre patron. »
Et tout en débitant tout cela sans trop savoir ce
qu’il disait, Gregor avec une facilité résultant
sans doute de son entraînement sur le lit, s’était
approché de la commode, et il essayait
maintenant de se redresser en prenant appui sur
elle. Il voulait effectivement ouvrir la porte,
voulait effectivement se montrer et parler au
fondé de pouvoir ; il était désireux de savoir ce
que les autres, qui le réclamaient avec tant
d’insistance, diraient en le voyant. S’ils étaient
effrayés, alors Gregor ne serait plus responsable
et pourrait être tranquille. Et si les autres
prenaient tout cela avec calme, alors Gregor
n’aurait plus non plus de raison de s’inquiéter et,
en faisant vite, il pourrait effectivement être à
huit heures à la gare. Il commença par glisser
plusieurs fois, retombant au pied du meuble trop
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lisse, mais finalement il prit un ultime élan et se
retrouva debout ; il ne prêtait plus garde aux
douleurs de son abdomen, si cuisantes qu’elles
fussent. Puis il se laissa aller contre un dossier de
chaise qui se trouvait à proximité, et s’y
cramponna de ses petites pattes. Mais, du même
coup, il avait retrouvé sa maîtrise de soi et il se
tut, car maintenant il pouvait écouter ce qu’avait
à dire le fondé de pouvoir
« Avez-vous compris un traître mot ? »
demandait celui-ci aux parents, « il n’est tout de
même pas en train de se payer notre tête ? – Mon
Dieu », s’écriait la mère aussitôt en pleurs, il est
peut-être gravement malade, et nous sommes là à
le tourmenter. Grete ! Grete ! » À ce cri, la sœur
répondit depuis l’autre chambre : « Maman ? »
Elles se parlaient ainsi d’un côté à l’autre de la
chambre de Gregor. « Tu vas tout de suite aller
chercher le médecin. Gregor est malade. Vite, le
médecin. Est-ce que tu as entendu Gregor parler,
à l’instant ? – C’était une voix d’animal », dit le
fondé de pouvoir tout doucement, alors que la
mère avait crié. « Anna ! Anna ! » lança le père
en direction de la cuisine, depuis l’antichambre,
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en frappant dans ses mains, « allez tout de suite
chercher un serrurier ! » Et déjà les deux filles
traversaient en courant l’antichambre dans un
frou-frou de jupes – comment avait fait Grete
pour s’habiller si vite ? – et ouvraient
bruyamment la porte de l’appartement. On ne
l’entendit pas se refermer ; sans doute l’avaientelles
laissée ouverte, comme c’est le cas dans les
maisons où un malheur est arrivé.
Or Gregor était maintenant beaucoup plus
calme. Certes, on ne comprenait donc plus ses
paroles, bien que lui les aient trouvées
passablement distinctes, plus distinctes que
précédemment, peut-être parce que son oreille s’y
était habituée. Mais enfin, désormais, l’on
commençait à croire qu’il n’était pas tout à fait
dans son état normal, et l’on était prêt à l’aider.
L’assurance et la confiance avec lesquelles
avaient été prises les premières dispositions lui
faisaient du bien. Il se sentait de nouveau inclus
dans le cercle de ses semblables et attendait, aussi
bien du médecin que du serrurier, sans trop faire
la distinction entre eux, des interventions
spectaculaires et surprenantes. Pour avoir une
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voix aussi claire que possible à l’approche de
discussions décisives, il se racla un peu la gorge
en toussotant, mais en s’efforçant de le faire en
sourdine, car il était possible que même ce bruit
eût déjà une autre résonance que celle d’une toux
humaine, et il n’osait plus en décider lui-même.
À côté, entre-temps, c’était le silence complet.
Peut-être que ses parents étaient assis à la table
avec le fondé de pouvoir et chuchotaient, peutêtre
qu’ils avaient tous l’oreille collée à la porte
pour écouter.
Gregor se propulsa lentement vers la porte
avec la chaise, puis lâcha celle-ci, se jeta contre
la porte et se tint debout en s’accrochant à elle –
les coussinets de ses petites pattes avaient un peu
de colle –, puis se reposa un instant de son effort.
Mais ensuite il entreprit de tourner la clé dans la
serrure avec sa bouche. Il apparut, hélas, qu’il
n’avait pas vraiment de dents – et avec quoi saisir
la clé ? –, en revanche les mâchoires étaient fort
robustes ; en se servant d’elles, il parvenait
effectivement à faire bouger la clé, sans se
soucier de ce qu’il était manifestement en train de
se faire mal, car il y avait un liquide brunâtre qui
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lui sortait de la bouche, coulait sur la clé et
tombait goutte à goutte sur le sol. « Tenez,
écoutez », dit à côté le fondé de pouvoir, « il
tourne la clé. » Ce fut pour Gregor un grand
encouragement ; mais ils auraient tous dû lui
crier, son père et sa mère aussi : « Vas-y
Gregor », ils auraient dû crier : « Tiens bon, ne
lâche pas la serrure ! » Et à l’idée qu’ils suivaient
tous avec passion ses efforts, il mordit
farouchement la clé avec toute l’énergie qu’il
pouvait rassembler. Selon où en était la rotation
de la clé, c’était un ballet qu’il exécutait autour
de la serrure, il ne tenait plus debout que par sa
bouche, tantôt se suspendant à la clé s’il le fallait,
ou bien pesant sur elle de toute la masse de son
corps. Quand enfin la serrure céda, le son plus
clair de son déclic réveilla littéralement Gregor.
Avec un soupir de soulagement, il se dit : « Je
n’ai donc pas eu besoin du serrurier. » Et il
appuya la tête sur le bec-de-cane pour finir
d’ouvrir la porte.
Comme il était obligé d’ouvrir la porte de
cette façon, en fait elle fut déjà assez largement
ouverte avant que lui-même fût visible. Il lui
29
fallut d’abord contourner lentement le panneau,
et très prudemment, s’il ne voulait pas tomber
maladroitement sur le dos juste au moment de
faire son entrée. Il était encore occupé à exécuter
ce mouvement délicat et n’avait pas le temps de
se soucier d’autre chose, quand il entendit le
fondé de pouvoir pousser un grand « oh ! » – on
aurait dit le bruit du vent dans les arbres –, et
Gregor le vit à son tour plus près de la porte que
les autres, porter la main à sa bouche ouverte et
reculer lentement, comme repoussé par une force
invisible qui aurait agi continûment. La mère –
elle était là, en dépit de la présence du fondé de
pouvoir, avec les cheveux défaits comme pour la
nuit, et qui se dressaient sur sa tête – commença
par regarder le père en joignant les mains, puis fit
deux pas en direction de Gregor et s’effondra au
milieu de ses jupes étalées autour d’elle, la face
tournée vers sa poitrine et impossible à discerner.
Le père serra le poing d’un air hostile comme s’il
voulait repousser Gregor dans sa chambre, puis
regarda la pièce autour de lui d’un air égaré, puis
se cacha les yeux derrière ses mains et se mit à
pleurer tellement que sa puissante poitrine
30
tressautait.
Or, Gregor n’entra pas dans la pièce, il
s’appuya au battant fixe de la porte, de telle sorte
que son corps n’était visible qu’à moitié,
couronné de sa tête inclinée de côté pour observer
les autres. Il faisait à présent bien plus clair ; on
voyait nettement, de l’autre côté de la rue, une
portion de l’immeuble d’en face, immense et
gris-noir – c’était un hôpital –, avec ses fenêtres
régulières qui perçaient brutalement sa façade ; la
pluie tombait encore, mais seulement à grosses
gouttes visibles une à une et littéralement jetées
aussi une à une sur le sol. Le couvert du petit
déjeuner occupait abondamment la table, car pour
le père de Gregor le plus important repas de la
journée était le petit déjeuner, qu’il prolongeait
des heures durant en lisant divers journaux. Au
mur d’en face était accrochée une photographie
de Gregor datant de son service militaire et le
représentant en uniforme de sous-lieutenant, la
main posée sur la poignée de son sabre, souriant
crânement et entendant qu’on respectât son allure
et sa tenue. La porte donnant sur l’antichambre
était ouverte et, comme la porte de l’appartement
31
l’était aussi, on apercevait le palier et le haut de
l’escalier.
« Eh bien », dit Gregor, bien conscient d’être
le seul à avoir gardé son calme, « je vais tout de
suite m’habiller, remballer ma collection et partir.
Est-ce que vous, vous voulez bien me laisser
partir ? Eh bien, vous voyez, monsieur le fondé
de pouvoir, je ne suis pas buté, je ne demande
qu’à travailler ; ces tournées sont fatigantes, mais
je ne saurais vivre sans. Où donc allez-vous,
monsieur le fondé de pouvoir ? Au bureau ?
Oui ? Ferez-vous un rapport en tout point
conforme à la vérité ? On peut n’être pas en état
de travailler momentanément, mais c’est le
moment ou jamais de se rappeler ce qui a été
accompli naguère et de considérer qu’une fois
l’obstacle écarté l’on en travaillera ensuite avec
d’autant plus de zèle et de concentration. Tant de
choses me lient à notre patron, vous le savez fort
bien. D’autre part, j’ai le souci de mes parents et
de ma sœur. Je me trouve coincé, mais je m’en
tirerai. Seulement, ne me rendez pas les choses
plus difficiles qu’elles ne sont. Prenez mon parti
au bureau. Le représentant n’est pas aimé, je sais.
32
On s’imagine qu’il gagne une fortune et qu’il a la
belle vie. C’est qu’on n’a pas de raison
particulière de réviser ce préjugé. Mais vous,
monsieur le fondé de pouvoir, vous avez de la
situation une meilleure vue d’ensemble que le
reste du personnel et même, soit dit entre nous,
que le patron lui-même, qui en sa qualité de chef
d’entreprise laisse aisément infléchir son
jugement au détriment de l’employé. Vous savez
aussi fort bien que le représentant, éloigné des
bureaux presque toute l’année, est facilement
victime des ragots, des incidents fortuits et des
réclamations sans fondements, contre lesquels il
lui est tout à fait impossible de se défendre, étant
donné que généralement il n’en a pas vent et n’en
ressent les cuisantes conséquences, sans plus
pouvoir en démêler les causes, que lorsqu’il
rentre épuisé de ses tournées. Monsieur le fondé
de pouvoir ne partez pas sans m’avoir dit un mot
qui me montre qu’au moins pour une petite part
vous me donnez raison. »
Mais, dès les premiers mots de Gregor, le
fondé de pouvoir s’était détourné et ne l’avait
plus regardé, avec une moue de dégoût, que par33
dessus son épaule convulsivement crispée. Et tout
le temps que Gregor parla, il ne se tint pas un
instant immobile, mais, sans quitter Gregor des
yeux, battit en retraite vers la porte, et ce très
progressivement, comme si quelque loi secrète
interdisait de quitter la pièce. Il était déjà dans
l’antichambre et, au mouvement brusque qu’il eut
pour faire son dernier pas hors de la pièce, on
aurait pu croire qu’il venait de se brûler la plante
du pied. Et dans l’antichambre il tendit la main
droite aussi loin que possible en direction de
l’escalier comme si l’attendait là-bas une
délivrance proprement surnaturelle.
Gregor se rendit compte qu’il ne fallait à
aucun prix laisser partir le fondé de pouvoir dans
de telles dispositions, s’il ne voulait pas que sa
position dans la firme fût extrêmement
compromise. Ses parents ne comprenaient pas
tout cela aussi bien ; tout au long des années, ils
s’étaient forgé la conviction que, dans cette
firme, l’avenir de Gregor était à jamais assuré, et
du reste ils étaient à ce point absorbés par leurs
soucis du moment qu’ils avaient perdu toute
capacité de regarder vers le futur. Gregor, lui,
34
regardait vers le futur. Il fallait retenir le fondé de
pouvoir, l’apaiser, le convaincre, et finalement le
gagner à sa cause ; car enfin, l’avenir de Gregor
et de sa famille en dépendait ! Si seulement sa
sœur avait été là ! Elle au moins était perspicace ;
elle avait pleuré tandis que Gregor était encore
tranquillement couché sur le dos. Et le fondé de
pouvoir, cet homme à femmes, se serait sûrement
laissé manœuvrer par elle ; elle aurait refermé la
porte de l’appartement et, dans l’antichambre,
elle l’aurait fait revenir de sa frayeur. Mais sa
sœur n’était justement pas là, il fallait que Gregor
agisse lui-même. Et sans songer qu’il ignorait
tout de ses actuelles capacités de déplacement,
sans songer non plus qu’éventuellement, et même
probablement, son discours une fois de plus
n’avait pas été compris, il s’écarta du battant de
la porte ; se propulsa par l’ouverture ; voulut
s’avancer vers le fondé de pouvoir qui déjà sur le
palier se cramponnait ridiculement des deux
mains à la rampe ; mais aussitôt, cherchant à quoi
se tenir, il retomba avec un petit cri sur toutes ses
petites pattes. Dès que ce fut fait, il ressentit pour
la première fois de la matinée une sensation de
35
bien-être ; les petites pattes reposaient fermement
sur le sol ; elles obéissaient parfaitement, comme
il le nota avec plaisir ; elles ne demandaient
même qu’à le porter où il voudrait ; et il avait
déjà l’impression que la guérison définitive de
ses maux était imminente. Mais à l’instant même
où, réprimant en oscillant son envie de se
déplacer, il se trouvait ainsi étendu sur le sol non
loin de sa mère et face à elle, voici que tout d’un
coup, alors qu’elle paraissait complètement
prostrée, elle bondit sur ses pieds, bras tendus et
doigts écartés, criant « au secours, au nom du
ciel, au secours ! » penchant la tête comme pour
mieux voir Gregor, mais en même temps, au
contraire, reculant absurdement à toute allure,
oubliant qu’elle avait derrière elle la table dressée
et, une fois contre elle, s’y asseyant à la hâte
comme par distraction, et ne semblant pas
remarquer qu’à côté d’elle la grande cafetière
renversée inondait le tapis d’un flot de café.
« Maman, maman », dit doucement Gregor en
la regardant d’en bas. Le fondé de pouvoir lui
était sorti de l’esprit pour un instant ; en
revanche, à la vue du café qui coulait, il ne put
36
empêcher ses mâchoires de happer dans le vide à
plusieurs reprises. Ce qui derechef fit pousser les
hauts cris à sa mère, qui s’enfuit de la table et alla
tomber dans les bras du père qui se précipitait
vers elle. Mais Gregor n’avait plus le temps de
s’occuper de ses parents ; le fondé de pouvoir
était déjà dans l’escalier ; le menton sur la rampe,
il jetait un dernier regard derrière lui. Gregor prit
son élan pour être bien sûr de le rattraper, le
fondé de pouvoir dut se douter de quelque chose,
car d’un bond il descendit plusieurs marches et
disparut ; mais on l’entendit encore pousser un
« ouh ! » qui retentit dans toute la cage d’escalier.
Malheureusement, cette fuite du fondé de pouvoir
parut mettre le père, resté jusque-là relativement
maître de lui, dans un état de totale confusion car,
au lieu de courir lui-même derrière le fondé de
pouvoir, ou du moins de ne pas empêcher Gregor
de le faire, il empoigna de la main droite la canne
que le fuyard avait abandonnée sur une chaise
avec son chapeau et son pardessus, attrapa de la
main gauche un grand journal qui était posé sur la
table, et entreprit, en tapant des pieds, et en
brandissant canne et journal, de chasser Gregor et
37
de le faire rentrer dans sa chambre. Les prières de
Gregor n’y changèrent rien, ces prières restèrent
d’ailleurs incomprises, si humblement qu’il
inclinât la tête, son père n’en tapait du pied que
plus fort. À l’autre bout de la pièce, sa mère avait
ouvert toute grande une fenêtre en dépit du temps
froid et s’y penchait dangereusement en se
cachant le visage dans les mains. Depuis la rue et
l’escalier, il se créa un fort courant d’air, les
rideaux volèrent, sur la table les journaux se
froissèrent et s’effeuillèrent sur le sol. Son père
repoussait Gregor implacablement, en émettant
des sifflements de sauvage. Seulement Gregor
n’avait encore aucun entraînement pour marcher
à reculons, cela allait vraiment très lentement. Si
seulement il avait eu la permission de se
retourner, il aurait tout de suite été dans sa
chambre, mais il craignait d’impatienter son père
en perdant du temps à se retourner, et d’un instant
à l’autre la canne, dans la main paternelle, le
menaçait d’un coup meurtrier sur le dos ou sur la
tête. Mais finalement Gregor n’eut tout de même
pas le choix, car il s’aperçut avec effroi qu’en
marche arrière il ne savait même pas garder sa
38
direction ; il se mit donc, sans cesser de jeter par
côté à son père des regards angoissés, à se
retourner aussi promptement que possible, mais
en réalité fort lentement. Peut-être son père
remarqua-t-il sa bonne volonté, car il s’abstint de
le déranger dans sa rotation, qu’il guida au
contraire de temps à autre de loin avec le bout de
sa canne. Si seulement son père n’avait pas
produit ces insupportables sifflements ! Gregor
en perdait complètement la tête. Il s’était déjà
presque entièrement retourné quand, guettant
toujours ces sifflements, il se trompa et fit plus
que le demi-tour. Mais lorsque, enfin, il eut bien
la tête en face de la porte ouverte, il apparut que
son corps était trop large pour passer comme ça.
Son père, dans les dispositions où il se trouvait,
était naturellement à cent lieues de songer par
exemple à ouvrir le second battant pour que
Gregor eût la place de passer. Il n’avait qu’une
idée fixe, c’était que Gregor devait rentrer dans
sa chambre aussi vite que possible. Jamais il ne
l’aurait laissé exécuter les préparatifs compliqués
qui auraient été nécessaires à Gregor pour se
remettre debout et tenter de franchir ainsi la
39
porte. Au contraire, comme s’il n’y avait pas eu
d’obstacle, il pressait Gregor en faisant à présent
particulièrement de bruit ; déjà, ce que Gregor
entendait retentir derrière lui n’était plus
seulement la voix d’un seul père ; maintenant, il
n’était vraiment plus question de plaisanter et
Gregor – advienne que pourra – passa la porte en
forçant. Son corps se releva d’un côté, il se
trouva de biais dans l’ouverture de la porte, le
flanc tout écorché, le blanc de la porte était
maculé de vilaines taches, bientôt il fut coincé, et
tout seul il n’aurait plus pu bouger, ses petites
pattes de l’autre côté étaient suspendues en l’air
toutes tremblantes, de ce côté-ci elles étaient
douloureusement écrasées sur le sol... c’est alors
que son père lui administra par-derrière un coup
violent et véritablement libérateur qui le fit voler
jusqu’au milieu de sa chambre, saignant
abondamment. Ensuite, la porte fut encore
claquée d’un coup de canne, puis ce fut enfin le
silence.
40
2
C’est au crépuscule seulement que Gregor se
réveilla, après un sommeil lourd et comateux.
Même s’il n’avait pas été dérangé, il ne se serait
sûrement pas éveillé beaucoup plus tard, car il eut
le sentiment de s’être assez reposé et d’avoir
dormi son soûl ; mais il eut l’impression d’avoir
été réveillé par un pas furtif et par le bruit discret
que faisait en se refermant la porte donnant sur
l’antichambre. La lueur des lampadaires
électriques de la rue posait des taches pâles au
plafond et sur le haut des meubles, mais en bas,
autour de Gregor, il faisait sombre. Tâtonnant
encore lentement avec ses antennes, qu’il
commençait seulement à apprécier, il se propulsa
avec lenteur vers la porte, pour voir ce qui s’y
était passé. Son côté gauche paraissait n’être
qu’une longue cicatrice, qui tiraillait
désagréablement, et, sur ses deux rangées de
pattes, il boitait bel et bien. Du reste, au cours des
41
événements de la matinée, une petite patte avait
subi une blessure grave – c’était presque un
miracle qu’elle fût la seule – et elle traînait
derrière lui comme un poids mort.
C’est seulement une fois arrivé près de la
porte qu’il se rendit compte de ce qui l’avait
attiré ; c’était l’odeur de quelque chose de
comestible. Car il y avait là une écuelle de lait
sucré, où l’on avait coupé des morceaux de pain
blanc. Pour un peu, il aurait ri de joie, car il avait
encore plus faim que le matin, et il plongea
aussitôt la tête dans ce lait, jusqu’aux yeux ou
presque. Mais il l’en retira bientôt avec
déception ; non seulement il avait de la peine à
manger, avec son flanc gauche meurtri – il ne
pouvait manger qu’à condition que son corps
entier y travaillât en haletant –, mais de surcroît
le lait, qui était naguère sa boisson favorite, et
c’était sûrement pour cela que sa sœur lui en
avait apporté, ne lui disait plus rien, et ce fut
même presque avec répugnance qu’il se détourna
de l’écuelle et regagna en se traînant le centre de
la chambre.
42
Dans la salle de séjour, Gregor vit par la fente
de la porte que l’éclairage au gaz était allumé,
mais alors que d’habitude c’était l’heure où son
père lisait d’une voix forte à sa mère, et parfois
aussi à sa sœur, le journal paraissant l’après-midi,
on n’entendait cette fois pas le moindre son. Or
peut-être que cette lecture, dont sa sœur lui
parlait toujours, y compris dans ses lettres, ne se
pratiquait plus du tout ces derniers temps. Mais,
même aux alentours, il régnait un grand silence,
bien que cependant l’appartement ne fût pas du
tout désert. « Tout de même », se dit Gregor
« quelle vie tranquille menait ma famille », et
tout en regardant droit devant lui dans le noir il
éprouvait une grande fierté d’avoir pu procurer à
ses parents et à sa sœur une vie pareille dans un
appartement aussi beau. Mais qu’allait-il se
passer si maintenant toute cette tranquillité, cette
aisance, cette satisfaction s’achevaient en
catastrophe ? Pour ne pas s’égarer dans des idées
de ce genre, Gregor préféra se mettre en
mouvement et, toujours rampant, parcourir sa
chambre en tous sens.
À un certain moment, au cours de cette longue
43
soirée, on entrouvrit un peu l’une des portes
latérales, et puis l’autre, mais on les referma
prestement ; sans doute quelqu’un avait-il
éprouvé le besoin d’entrer, mais les scrupules
l’avaient emporté. Gregor s’immobilisa dès lors
près de la porte donnant sur l’antichambre, bien
résolu à faire entrer d’une façon ou d’une autre ce
visiteur hésitant, ou à savoir qui il était ; mais la
porte ne s’ouvrit plus, et Gregor attendit en vain.
Au début de la journée, quand toutes les portes
étaient fermées à clé, tout le monde voulait entrer
et maintenant qu’il en avait ouvert une et que les
autres avaient manifestement été ouvertes au
cours de la journée, plus personne ne venait, et
d’ailleurs les clés étaient dans les serrures, mais
de l’autre côté.
C’est seulement tard dans la nuit qu’on
éteignit la lumière dans la salle de séjour et il fut
alors facile de constater que ses parents et sa
sœur étaient restés éveillés jusque-là, car on les
entendit nettement s’éloigner tous les trois sur la
pointe des pieds. À présent, jusqu’au matin,
personne ne viendrait sûrement plus voir Gregor ;
il disposait donc d’un long laps de temps pour
44
réfléchir en paix à la façon dont il allait
désormais réorganiser sa vie. Mais la hauteur si
dégagée de cette chambre où il était contraint de
rester couché à plat lui fit peur sans qu’il pût
découvrir pourquoi – car enfin c’était la chambre
où il logeait depuis cinq ans –, et, d’un
mouvement à demi conscient, et non sans une
légère honte, il se précipita sous le canapé, où,
quoique son dos y fût un peu écrasé et qu’il ne
pût plus lever la tête, il se sentit aussitôt très à son
aise, regrettant seulement que son corps fût trop
large pour trouver entièrement place sous le
canapé.
Il y resta la nuit entière, qu’il passa en partie
dans un demi-sommeil d’où la faim le tirait
régulièrement, et en partie à agiter des soucis et
des espoirs vagues, mais qui l’amenaient tous à
conclure qu’il lui fallait provisoirement se tenir
tranquille et, par sa patience et son extrême
sollicitude, rendre supportables à sa famille les
désagréments qu’il se voyait décidément
contraint de lui faire subir dans son état actuel.
Dès le petit matin, c’était encore presque la
45
nuit, Gregor eut l’occasion de vérifier la vigueur
des résolutions qu’il venait de prendre, car sa
sœur, presque entièrement habillée, ouvrit la
porte de l’antichambre et regarda dans la
chambre avec curiosité. Elle ne le découvrit pas
tout de suite, mais quand elle l’aperçut sous le
canapé – que diable, il fallait bien qu’il fût
quelque part, il n’avait tout de même pas pu
s’envoler –, elle en eut une telle frayeur que, sans
pouvoir se contrôler, elle referma la porte de
l’extérieur en la claquant à toute volée. Mais,
comme si elle regrettait de s’être conduite ainsi,
elle ouvrit de nouveau la porte aussitôt et entra
sur la pointe des pieds, comme chez un grand
malade, voire chez un inconnu. Gregor avait
avancé la tête jusqu’au ras du canapé et
l’observait. Allait-elle remarquer qu’il n’avait pas
touché au lait, et que ce n’était pas faute
d’appétit, et lui apporterait-elle un autre aliment
qui lui conviendrait mieux ? Si elle ne le faisait
pas d’elle-même, il aimerait mieux mourir de
faim que de le lui signaler, bien qu’en fait il eût
terriblement envie de jaillir de sous le canapé, de
se jeter aux pieds de sa sœur et de lui demander
46
quelque chose de bon à manger. Mais sa sœur
remarqua tout de suite avec stupeur l’écuelle
encore pleine, à part les quelques éclaboussures
de lait qu’on voyait autour, et elle la ramassa
aussitôt, à vrai dire non pas à mains nues, mais
avec un chiffon, et l’emporta. Gregor était
extrêmement curieux de voir ce qu’elle allait
rapporter à la place, et il fit là-dessus les
hypothèses les plus diverses. Jamais pourtant il
n’aurait pu deviner ce que sa sœur fit, dans sa
bonté. Elle lui rapporta, pour tester ses goûts, tout
un choix, étalé sur un vieux journal. Il y avait là
des restes de légumes à moitié avariés ; des os du
dîner de la veille, entourés de sauce blanche
solidifiée ; quelques raisins secs, quelques
amandes ; un fromage que Gregor eût déclaré
immangeable deux jours plus tôt ; une tranche de
pain sec, une autre tartinée de beurre, une
troisième beurrée et salée. De plus, elle joignit
encore à tout cela l’écuelle, vraisemblablement
destinée à Gregor une fois pour toutes, et où elle
avait mis de l’eau. Et, par délicatesse, sachant
que Gregor ne mangerait pas devant elle, elle
repartit très vite et donna même un tour de clé,
47
afin que Gregor notât bien qu’il pouvait se sentir
tout à fait à son aise. Gregor sentit ses petites
pattes s’agiter frénétiquement, en s’avançant vers
la nourriture. D’ailleurs, ses blessures devaient
être déjà complètement guéries, il ne ressentait
plus aucune gêne, il s’en étonna et songea que,
plus d’un mois auparavant, il s’était fait une toute
petite coupure au doigt avec un couteau et
qu’avant-hier encore la plaie lui faisait toujours
passablement mal. « Est-ce que cela voudrait dire
que j’ai maintenant une sensibilité moindre ? »
pensa-t-il en suçotant avidement le fromage, qui
l’avait aussitôt et fortement attiré, plutôt que tout
autre mets. À la file et les yeux larmoyants de
satisfaction, il consomma le fromage, les légumes
et la sauce ; les denrées fraîches, en revanche, ne
lui disaient rien, il ne pouvait pas même
supporter leur odeur, il traîna même un peu à
l’écart les choses qu’il voulait manger. Il avait
fini depuis longtemps et restait juste là,
paresseusement étendu au même endroit, quand
sa sœur, pour lui signifier d’avoir à se retirer,
tourna lentement la clé. Il sursauta de frayeur,
quoique déjà il sommeillât presque, et se hâta de
48
retourner sous le canapé. Mais y rester lui coûta
un gros effort d’abnégation, même pendant le peu
de temps que sa sœur resta dans la chambre, car
ce copieux repas lui avait donné un peu de
rondeur et il était tellement à l’étroit là-dessous
qu’il pouvait à peine respirer. Suffoquant par
instants, il vit, les yeux quelque peu exorbités,
que sa sœur, sans se douter de rien, ramassait
avec un balai non seulement les reliefs du repas,
mais même ce que Gregor n’avait pas touché,
comme si cela aussi était désormais inutilisable,
versant tout à la hâte dans un seau qu’elle coiffa
d’un couvercle en bois, sur quoi elle emporta le
tout. À peine s’était-elle retournée que Gregor
s’empressa de s’extraire de sous le canapé pour
s’étirer et se dilater à nouveau.
C’est ainsi désormais que Gregor fut alimenté
chaque jour, une fois le matin quand les parents
et la bonne dormaient encore, et une seconde fois
quand tous les autres avaient pris leur repas de
midi, car alors aussi les parents dormaient un
moment, et la bonne était expédiée par la sœur
pour faire quelque course. Sans doute ne
voulaient-ils pas non plus que Gregor mourût de
49
faim, mais peut-être n’auraient-ils pas supporté
d’être au courant de ses repas autrement que par
ouï-dire, peut-être aussi que la sœur entendait
leur épargner un chagrin, fût-il petit, car de fait
ils souffraient suffisamment ainsi.
Quels prétextes l’on avait trouvés, le premier
matin, pour se débarrasser du médecin et du
serrurier, Gregor ne put l’apprendre ; car comme
on ne le comprenait pas, personne ne songeait,
même sa sœur, qu’il pût comprendre les autres,
et, lorsqu’elle était dans sa chambre, il devait se
contenter de l’entendre çà et là soupirer et
invoquer les saints. C’est seulement plus tard,
quand elle se fut un peu habituée à tout cela –
jamais, naturellement, il ne fut question qu’elle
s’y habituât complètement –, que Gregor put
parfois saisir au vol une remarque qui partait d’un
bon sentiment ou pouvait être ainsi interprétée.
« Aujourd’hui, il a trouvé ça bon », disait-elle
quand Gregor avait fait de sérieux dégâts dans la
nourriture, tandis que dans le cas inverse, qui peu
à peu se présenta de plus en plus fréquemment,
elle disait d’un ton presque triste : « Voilà encore
que tout est resté. »
50
Mais s’il ne pouvait apprendre aucune
nouvelle directement, en revanche Gregor épiait
beaucoup de choses dans les pièces attenantes, et
il suffisait qu’il entende des voix pour qu’aussitôt
il coure jusqu’à la porte correspondante et s’y
colle de tout son corps. Les premiers temps
surtout, il n’y eut pas une seule conversation qui
ne portât sur lui, fût-ce à mots couverts. Deux
jours durant, tous les repas donnèrent lieu à des
conciliabules sur la façon dont il convenait
désormais de se comporter ; mais même entre les
repas on parlait du même sujet, car il y avait
toujours deux membres de la famille à la maison,
étant donné sans doute que personne ne voulait y
rester seul, mais qu’en aucun cas on ne voulait
qu’il n’y eût personne. En outre, dès le premier
jour, la bonne – sans qu’on sût clairement si elle
avait eu vent de l’événement et jusqu’à quel point
– avait supplié à genoux la mère de Gregor de lui
donner immédiatement son congé, et quand elle
fit ses adieux un quart d’heure plus tard, c’est en
pleurant qu’elle se confondit en remerciements,
comme si ce congé avait été la plus grande bonté
qu’on avait eue pour elle dans cette maison ; et,
51
sans qu’on lui eût rien demandé, elle jura ses
grands dieux qu’elle ne dirait rien à personne,
rien de rien.
Dès lors, ce fut la sœur, avec sa mère, qui dut
faire aussi la cuisine ; il est vrai que ce n’était pas
un gros travail, car on ne mangeait presque rien.
Gregor les entendait s’encourager en vain les uns
les autres à manger, sans obtenir d’autre réponse
que « merci, ça suffit » ou quelque chose dans ce
genre. Peut-être ne buvait-on pas non plus.
Souvent la sœur demandait au père s’il voulait de
la bière, et elle s’offrait gentiment à aller en
chercher et, quand le père ne répondait pas, elle
déclarait pour lui ôter tout scrupule qu’elle
pouvait aussi y envoyer la concierge, mais le père
disait finalement un grand « non », et l’on n’en
parlait plus.
Dès le premier jour, le père avait exposé en
détail, tant à la mère qu’à la sœur, quelle était la
situation financière de la famille et ses
perspectives en la matière. Se levant parfois de
table, il allait jusqu’au petit coffre-fort qu’il avait
sauvé cinq ans auparavant du naufrage de son
52
entreprise, pour en rapporter telle quittance ou tel
agenda. On entendait le bruit de la serrure
compliquée qui s’ouvrait et, une fois retiré le
document en question, se refermait. Ces
explications paternelles étaient, pour une part, la
première bonne nouvelle qui parvenait à Gregor
depuis sa captivité. Il avait cru qu’il n’était rien
resté à son père de cette entreprise, du moins son
père ne lui avait-il pas dit le contraire, et Gregor
ne l’avait d’ailleurs pas interrogé là-dessus. À
l’époque, l’unique souci de Gregor avait été de
tout mettre en œuvre pour que sa famille oublie le
plus rapidement possible la catastrophe
commerciale qui les avait tous plongés dans un
complet désespoir. Il s’était alors mis à travailler
avec une ardeur toute particulière et, de petit
commis qu’il était, presque du jour au lendemain
il était devenu représentant, ce qui offrait
naturellement de tout autres possibilités de gains,
les succès remportés se traduisant aussitôt, sous
forme de provision, en argent liquide qu’on
pouvait rapporter à la maison et poser sur la table
sous les yeux de la famille étonnée et ravie.
C’était le bon temps, mais jamais cette première
53
période ne se retrouva par la suite, du moins avec
le même éclat, quoique Gregor se mît à gagner de
quoi subvenir aux besoins de toute la famille, ce
qu’il faisait effectivement. On s’était tout
bonnement habitué à cela, aussi bien la famille
que Gregor lui-même, on acceptait cet argent
avec reconnaissance, Gregor le fournissait de bon
cœur, mais les choses n’avaient plus rien de
chaleureux. Seule la sœur de Gregor était tout de
même restée proche de lui, et il caressait un
projet secret à son égard : elle qui, contrairement
à lui, aimait beaucoup la musique et jouait du
violon de façon émouvante, il voulait l’an
prochain, sans se soucier des gros frais que cela
entraînerait et qu’on saurait bien couvrir d’une
autre matière, l’envoyer au conservatoire.
Souvent, lors des brefs séjours que Gregor faisait
dans la ville, ce conservatoire était évoqué dans
ses conversations avec sa sœur mais toujours
comme un beau rêve dont la réalisation était
impensable, et les parents n’entendaient même
pas ces évocations innocentes d’une très bonne
oreille ; mais Gregor pensait très sérieusement à
cette affaire et avait l’intention de l’annoncer
54
solennellement le soir de Noël.
Telles étaient les pensées, bien vaines dans
l’état où il était, qui lui passaient par la tête tandis
qu’il était là debout à épier, collé à la porte.
Parfois il était pris d’une fatigue si générale qu’il
n’était plus capable d’écouter et que sa tête allait
heurter doucement la porte, mais aussitôt il la
retenait, car le petit bruit ainsi provoqué avait été
entendu à côté et les avait tous fait taire. « Savoir
ce qu’il fabrique encore », disait son père au bout
d’un moment, en se tournant manifestement vers
la porte, et ce n’est qu’ensuite que la
conversation interrompue reprenait peu à peu.
Gregor apprit alors tout à loisir – car son père,
dans ses explications, se répétait fréquemment, en
partie parce que lui-même ne s’était pas occupé
de ces choses depuis longtemps, et en partie aussi
parce que la mère de Gregor ne comprenait pas
tout du premier coup – qu’en dépit de la
catastrophe il restait encore, datant de la période
précédente, un capital, à vrai dire très modeste,
qu’avaient quelque peu arrondi entre-temps les
intérêts, auxquels on n’avait pas touché. Mais, en
55
outre, l’argent que Gregor rapportait tous les
mois à la maison – lui-même ne gardant à son
usage que quelques écus – n’avait pas été
entièrement dépensé et il avait constitué un petit
capital. Gregor, derrière sa porte, hochait la tête
avec enthousiasme, ravi de cette manifestation
inattendue de prudence et d’économie. De fait, ce
surplus d’argent lui aurait permis d’éponger la
dette que son père avait envers son patron,
rapprochant d’autant le jour où il aurait pu rayer
cette ligne de son budget, mais à présent il valait
sûrement mieux que son père eût pris d’autres
dispositions.
Seulement, cet argent était bien loin de suffire
à faire vivre la famille des seuls intérêts ; cela
suffirait peut-être à la faire vivre un an, deux ans
tout au plus, mais c’était tout. Donc c’était juste
une somme à laquelle on n’avait pas le droit de
toucher et qu’il fallait mettre de côté en cas de
besoin ; et il fallait gagner de quoi vivre. Or le
père était en bonne santé, mais c’était un vieil
homme, qui n’avait plus travaillé depuis déjà cinq
ans et qui ne devait en tout cas pas présumer de
ses forces ; pendant ces cinq années, qui étaient
56
les premières vacances de sa vie pénible et
pourtant infructueuse, il avait beaucoup engraissé
et était du coup devenu passablement lent. Et estce
que sa vieille mère, peut-être, allait maintenant
devoir gagner de l’argent, elle qui avait de
l’asthme, elle pour qui la traversée de
l’appartement était déjà un effort et qui passait un
jour sur deux à suffoquer sur le sofa près de la
fenêtre ouverte ? Et est-ce que sa sœur allait
devoir gagner de l’argent, elle qui était encore
une enfant, avec ses dix-sept ans, elle qu’on
n’avait pas la moindre envie d’arracher à la vie
qu’elle avait menée jusque-là, consistant à
s’habiller joliment, à dormir longtemps, à aider
aux travaux du ménage, à participer à quelques
modestes distractions et surtout à jouer du
violon ? Quand la conversation venait sur la
nécessité de gagner de l’argent, Gregor
commençait toujours par lâcher la porte et par se
jeter sur le sofa qui se trouvait à proximité et dont
le cuir était frais, car il était tout brûlant de honte
et de chagrin.
Souvent il restait là couché de longues nuits
durant, sans dormir un instant, grattant le cuir
57
pendant des heures. Ou bien il ne reculait pas
devant l’effort considérable que lui coûtait le
déplacement d’une chaise jusqu’à la fenêtre, puis
l’escalade de son rebord où il restait appuyé, calé
sur la chaise, manifestement juste pour se
remémorer le sentiment de liberté qu’il éprouvait
naguère à regarder par la fenêtre. Car en fait, de
jour en jour, il voyait de plus en plus flou, même
les choses peu éloignées ; il n’apercevait plus du
tout l’hôpital d’en face, dont la vue par trop
fréquente le faisait jadis pester, et s’il n’avait pas
su habiter dans la rue calme, mais complètement
citadine, qu’était la Charlottenstrasse, il aurait pu
croire que sa fenêtre donnait sur un désert où le
ciel gris et la terre grise se rejoignaient jusqu’à se
confondre. Il suffit que sa sœur eût observé deux
fois que la chaise était devant la fenêtre pour que
désormais, chaque fois qu’elle avait fait le
ménage, elle la remît soigneusement à cette
place, laissant même dorénavant ouvert le
panneau intérieur de la fenêtre.
Si seulement Gregor avait pu parler à sa sœur
et la remercier de tout ce qu’elle était obligée de
faire pour lui, il aurait plus aisément supporté les
58
services qu’elle lui rendait ; mais, dans ces
conditions, il en souffrait. Certes, sa sœur
s’efforçait d’atténuer autant que possible ce que
tout cela avait d’extrêmement gênant et,
naturellement, plus le temps passait, mieux elle y
réussissait ; mais Gregor aussi voyait de plus en
plus clairement son manège. Pour lui, déjà
l’entrée de sa sœur était terrible. À peine étaitelle
dans la chambre que, sans prendre le temps
de refermer la porte, si soucieuse qu’elle fût par
ailleurs d’épargner à tout autre le spectacle
qu’offrait la pièce de Gregor, elle courait jusqu’à
la fenêtre et, comme si elle allait étouffer,
l’ouvrait tout grand avec des mains fébriles ; et
puis, si froid qu’il fît dehors, elle restait un petit
moment à la fenêtre en respirant à fond. Par cette
course et ce vacarme, elle effrayait Gregor deux
fois par jour ; il passait tout ce moment à trembler
sous le canapé, tout en sachant fort bien qu’elle
lui aurait certainement épargné cela volontiers, si
seulement elle s’était sentie capable de rester
avec la fenêtre fermée dans une pièce où il se
trouvait. Un jour – il devait bien s’être écoulé un
mois déjà depuis la métamorphose de Gregor et
59
sa sœur, tout de même, n’avait plus lieu d’être
frappée d’étonnement à sa vue –, elle entra un
peu plus tôt que d’habitude et le trouva encore en
train de regarder par la fenêtre, immobile et
effectivement effrayant, dressé comme il l’était.
Gregor n’eût point été surpris qu’elle n’entrât
pas, puisque, placé comme il l’était, il
l’empêchait d’ouvrir tout de suite la fenêtre ;
mais, non contente de ne pas entrer, elle fit un
bond en arrière et referma la porte ; quelqu’un
d’étranger à l’affaire aurait pu penser que Gregor
avait guetté sa sœur et avait voulu la mordre.
Naturellement, il alla aussitôt se cacher sous le
canapé, mais il dut attendre jusqu’à midi pour
que sa sœur revienne, et elle lui parut beaucoup
plus inquiète que d’habitude. Il comprit donc que
sa vue lui était toujours insupportable et qu’elle
ne pourrait que lui rester insupportable, et que
sûrement il lui fallait faire un gros effort sur ellemême
pour ne pas prendre la fuite au spectacle de
la moindre partie de son corps dépassant du
canapé. Afin de lui épargner même cela, il
entreprit un jour – il lui fallut quatre heures de
travail – de transporter sur son dos jusqu’au
60
canapé le drap de son lit et de l’y disposer de
façon à être désormais complètement dissimulé,
au point que sa sœur même en se penchant, ne
pût pas le voir. Si elle avait estimé que ce drap
n’était pas nécessaire, elle aurait pu l’enlever car
enfin il était suffisamment clair que ce n’était pas
pour son plaisir que Gregor se claquemurait
ainsi ; mais elle laissa le drap en place et Gregor
crut même surprendre un regard de gratitude,
tandis qu’un jour il soulevait prudemment un peu
le drap avec sa tête pour voir comment sa sœur
prenait ce changement d’installation.
Pendant les quinze premiers jours, les parents
ne purent se résoudre à entrer chez Gregor, et il
les entendit souvent complimenter sa sœur du
travail qu’elle faisait à présent, tandis que jusquelà
ils lui manifestaient souvent leur irritation
parce qu’à leurs yeux elle n’était pas bonne à
grand-chose. Mais maintenant ils attendaient
souvent tous les deux, le père et la mère, devant
la chambre de Gregor, pendant que sa sœur y
faisait le ménage et, dès qu’elle en sortait, il
fallait qu’elle raconte avec précision dans quel
état se trouvait la pièce, ce que Gregor avait
61
mangé, de quelle façon il s’était comporté cette
fois, et si peut-être on notait une légère
amélioration. Au reste, la mère de Gregor voulut
relativement vite venir le voir, mais le père et la
sœur la retinrent, en usant tout d’abord
d’arguments rationnels, que Gregor écouta fort
attentivement et approuva sans réserve. Mais par
la suite on dut la retenir de force et, quand il
l’entendit crier : « Mais laissez-moi donc voir
Gregor, c’est mon fils, le malheureux ! Vous ne
comprenez donc pas qu’il faut que je le voie ? »
Gregor pensa alors que peut-être ce serait tout de
même une bonne chose que sa mère vienne le
voir, pas tous les jours, naturellement, mais peutêtre
une fois par semaine ; car enfin elle
comprenait tout beaucoup mieux que sa sœur, qui
en dépit de tout son courage n’était après tout
qu’une enfant et qui finalement ne s’était peutêtre
chargée d’une aussi rude tâche que par une
irréflexion d’enfant.
Le désir qu’avait Gregor de voir sa mère
n’allait pas tarder à être satisfait. Pendant la
journée, il ne voulait pas se montrer à la fenêtre,
ne fût-ce que par égard pour ses parents, mais il
62
ne pouvait pas non plus se traîner bien longtemps
sur ces quelques mètres carrés de plancher, la
nourriture ne lui procura bientôt plus le moindre
plaisir, aussi prit-il l’habitude, pour se distraire,
d’évoluer en tous sens sur les murs et le plafond.
Il aimait particulièrement rester suspendu au
plafond ; c’était tout autre chose que d’être
allongé sur le sol ; une oscillation légère
parcourait le corps ; et dans l’état de distraction
presque heureuse où il se trouvait là-haut, il
pouvait arriver que Gregor, à sa grande surprise,
se lâche et atterrisse en claquant sur le plancher.
Mais à présent il était naturellement bien plus
maître de son corps qu’auparavant et, même en
tombant de si haut, il ne se faisait pas de mal. Or
sa sœur remarqua sans tarder le nouveau
divertissement que Gregor s’était trouvé –
d’ailleurs sa reptation laissait çà et là des traces
de colle – et elle se mit en tête de faciliter
largement ces évolutions et d’enlever les meubles
qui les gênaient, donc surtout la commode et le
bureau. Seulement elle ne pouvait pas faire cela
toute seule ; son père, elle n’osait pas lui
demander de l’aider ; la petite bonne aurait
63
certainement refusé, car cette enfant de seize ans
tenait bravement le coup depuis le départ de
l’ancienne cuisinière, mais elle avait demandé
comme une faveur de pouvoir tenir la porte de la
cuisine constamment fermée à clé et de n’avoir à
ouvrir que sur appel spécial ; il ne restait donc
plus à la sœur qu’à aller chercher la mère, un jour
que le père était sorti. La mère de Gregor arriva
d’ailleurs en poussant des cris d’excitation
joyeuse, mais devant la porte de la chambre elle
se tut. La sœur commença naturellement par
vérifier que tout fût bien en place dans la pièce, et
c’est seulement ensuite qu’elle laissa entrer sa
mère. Gregor, en toute hâte, avait tiré son drap
encore plus bas et en lui faisant faire plus de plis,
l’ensemble avait vraiment l’air d’un drap jeté par
hasard sur le canapé. Aussi bien Gregor s’abstintil
cette fois d’espionner sous son drap ; il renonça
à voir sa mère dès cette première fois, trop
content qu’elle eût fini par venir. « Viens, on ne
le voit pas », disait la sœur, et manifestement elle
tenait sa mère par la main. Gregor entendit alors
ces deux faibles femmes déplacer la vieille
commode, malgré tout assez lourde, et sa sœur
64
réclamer constamment que sa mère lui laissât le
plus gros du travail, ignorant les mises en garde
maternelles sur le risque qu’elle courait de se
fatiguer à l’excès. Cela dura très longtemps.
Après un bon quart d’heure d’efforts, la mère
déclara qu’il valait mieux laisser la commode là,
car d’abord elle était trop lourde et elles n’en
viendraient pas à bout avant le retour du père,
barrant alors tous les chemins à Gregor en la
laissant en plein milieu, et ensuite il n’était pas si
sûr qu’on fit plaisir à Gregor en enlevant ces
meubles. Elle avait plutôt l’impression inverse ;
elle avait le cœur tout serré en voyant ce mur
vide ; et pourquoi Gregor n’aurait-il pas le même
sentiment, puisqu’il était habitué de longue date
aux meubles de cette chambre et que par
conséquent il se sentirait perdu quand elle serait
vide. « Et d’ailleurs », conclut-elle tout bas,
chuchotant plus que jamais, comme pour éviter
que Gregor, dont elle ne savait pas où il se
trouvait précisément, n’entendît même le son de
sa voix, car pour les mots, elle était convaincue
qu’il ne les comprenait pas, « et d’ailleurs, en
enlevant ces meubles, est-ce que nous ne sommes
65
pas en train de montrer que nous abandonnons
tout espoir qu’il aille mieux, et de le laisser
cruellement seul avec lui-même ? Je crois que le
mieux serait d’essayer de maintenir sa chambre
dans l’état exact où elle était, afin que Gregor,
lorsqu’il reviendra parmi nous, trouve tout
inchangé, et qu’il en oublie d’autant plus
facilement cette période. »
En écoutant ces paroles de sa mère, Gregor se
rendit compte que le manque de toute
conversation humaine directe, allié à cette vie
monotone au sein de sa famille, lui avait
sûrement troublé l’esprit tout au long de ces deux
mois ; car comment s’expliquer autrement qu’il
ait pu souhaiter sérieusement de voir sa chambre
vidée ? Avait-il réellement envie que cette pièce
douillette, agréablement installée avec des
meubles de famille, se métamorphosât en un
antre où il pourrait certes évoluer à sa guise en
tous sens, mais où en même temps il ne pourrait
qu’oublier rapidement, totalement, son passé
d’être humain ? Car enfin il était déjà à deux
doigts de l’oubli, et il avait fallu la voix de sa
mère, qu’il n’avait pas entendue depuis
66
longtemps, pour le secouer. Il ne fallait rien
enlever ; tout devait rester ; les effets bénéfiques
de ces meubles sur son état lui étaient
indispensables ; et si les meubles l’empêchaient
de se livrer à ces évolutions ineptes, ce ne serait
pas un mal, ce serait au contraire une bonne
chose.
Mais sa sœur était malheureusement d’un avis
différent ; elle avait pris l’habitude, non sans
raison à vrai dire, de se poser en expert face à ses
parents lorsqu’il s’agissait des affaires de Gregor
et cette fois encore le conseil donné par sa mère
suffit pour qu’elle s’obstinât à vouloir enlever
non seulement les meubles auxquels elle avait
d’abord pensé, la commode et le bureau, mais
bien tous les meubles, à l’exception de
l’indispensable canapé. Naturellement, cette
exigence n’était pas inspirée que par un
mouvement enfantin de défi, ni par l’assurance
qu’elle avait acquise ces derniers temps de façon
aussi laborieuse qu’inopinée ; de fait, elle avait
aussi observé que Gregor avait besoin de
beaucoup d’espace pour évoluer mais qu’en
revanche, pour ce qu’on voyait, il n’utilisait pas
67
du tout les meubles. Mais peut-être que jouait
aussi l’esprit exalté des jeunes filles de son âge :
il cherche à se satisfaire en toute occasion et, en
l’occurrence, il inspirait à Grete le désir de rendre
encore plus effrayante la situation de Gregor, afin
de pouvoir dès lors en faire plus pour lui
qu’auparavant. Car, dans une pièce où Gregor
régnerait en maître sur les murs vides, personne
d’autre que Grete n’aurait sans doute jamais le
courage de pénétrer.
Aussi ne voulut-elle pas démordre de sa
décision, malgré sa mère que d’ailleurs cette
chambre inquiétait et semblait faire hésiter, et qui
bientôt se tut, aidant de son mieux sa fille à
emporter la commode. Eh bien, la commode,
Gregor pouvait encore s’en passer à la rigueur ;
mais le bureau, déjà, devait rester. Et à peine les
deux femmes, se pressant en gémissant contre la
commode, eurent-elles quitté la pièce, que Gregor
sortit la tête de sous le canapé pour voir comment
il pourrait intervenir avec prudence et autant de
discrétion que possible. Mais par malheur ce fut
justement sa mère qui revint la première, pendant
que dans la pièce voisine Grete tenait la
68
commode enlacée, parvenant juste à la faire
osciller de-ci, de-là, mais évidemment pas à la
faire avancer. Or la mère de Gregor n’était pas
habituée à l’aspect qu’il avait et qui aurait pu la
rendre malade, aussi Gregor repartit-il bien vite
en marche arrière jusqu’au fond du canapé, mais
sans pouvoir empêcher que le drap bouge un peu
au premier plan. Cela suffit pour attirer
l’attention de sa mère. Elle s’immobilisa, resta
figée un instant, puis repartit trouver Grete.
Quoiqu’il se dît sans cesse qu’il ne se passait
rien d’extraordinaire, qu’on déplaçait juste
quelques meubles, Gregor dut bientôt s’avouer
que les allées et venues des deux femmes, leurs
petites exclamations, le raclement des meubles
sur le sol avaient sur lui l’effet d’un grand
chambardement qui l’assaillait de toutes parts ; et
bien qu’il rentrât la tête et les pattes, et enfonçât
presque son corps dans le sol, il se dit
qu’immanquablement il n’allait pas pouvoir
supporter tout cela longtemps. Elles étaient en
train de vider sa chambre ; elles lui prenaient tout
ce qu’il aimait ; déjà la commode contenant la
scie à découper et ses autres outils avait été
69
emportée ; elles arrachaient à présent du sol où il
était presque enraciné le bureau où il avait fait ses
devoirs quand il était à l’école de commerce,
quand il était au lycée, et même déjà lorsqu’il
était à l’école primaire... Il n’était vraiment plus
temps d’apprécier si les deux femmes étaient
animées de bonnes intentions, d’ailleurs il avait
presque oublié leur existence, car leur épuisement
les faisait travailler en silence, et l’on n’entendait
plus que le bruit lourd de leurs pas.
Il se jeta donc hors de son repaire – les
femmes, dans l’autre pièce, s’étaient accotées un
instant au bureau pour reprendre un peu leur
souffle –, changea quatre fois de direction, ne
sachant vraiment pas que sauver en priorité ; c’est
alors que lui sauta aux yeux, accrochée sur le mur
par ailleurs nu, l’image de la dame vêtue
uniquement de fourrure ; il grimpa prestement
jusqu’à elle et se colla contre le verre, qui le
retint et fit du bien à son ventre brûlant. Cette
image, du moins, que Gregor à présent recouvrait
en entier, on pouvait être sûr que personne
n’allait la lui enlever. Il tordit la tête vers la porte
de l’antichambre, pour observer les femmes à
70
leur retour.
Elles ne s’étaient pas accordé beaucoup de
repos et revenaient déjà ; Grete tenait sa mère à
bras-le-corps et la portait presque. « Eh bien,
qu’emportons-nous maintenant ? » dit-elle en
regardant autour d’elle. C’est alors que se
croisèrent le regard de Grete et celui de Gregor
sur son mur. Sans doute uniquement à cause de la
présence de sa mère, elle garda son calme,
pencha le visage vers elle pour l’empêcher de
regarder, puis dit tout à trac et non sans frémir :
« Allez, tu ne préfères pas revenir un instant dans
la salle de séjour ? » Pour Gregor, les intentions
de sa sœur étaient claires : elle voulait mettre leur
mère en sécurité, puis le chasser de son mur. Eh
bien, elle pouvait toujours essayer. Il était installé
sur son sous-verre et ne le lâcherait pas. Il
sauterait plutôt à la figure de sa sœur.
Mais les paroles de Grete avaient bien plutôt
inquiété sa mère, qui fit un pas de côté, aperçut la
gigantesque tache brune sur le papier peint à
fleurs et, avant de prendre vraiment conscience
que c’était Gregor qu’elle voyait, cria d’une voix
71
étranglée « Ah, mon Dieu ! Ah, mon Dieu ! »,
pour s’abattre, bras en croix comme si elle
renonçait à tout, sur le canapé, où elle ne bougea
plus. « Ah, Gregor ! » s’écria Grete en levant le
poing et en jetant à son frère des regards
pénétrants. C’étaient, depuis sa métamorphose,
les premiers mots qu’elle lui adressait
directement. Elle courut chercher quelque flacon
de sels dans la pièce voisine, pour faire revenir sa
mère de son évanouissement. Gregor voulut aider
lui aussi – pour sauver son sous-verre il serait
toujours temps –, mais il collait solidement à la
vitre et dut s’en arracher en forçant ; il se
précipita alors à son tour dans l’autre pièce,
comme s’il pouvait donner quelque conseil à sa
sœur comme autrefois ; mais il ne put que rester
derrière elle sans rien faire ; fouillant parmi
divers flacons, elle eut de nouveau peur
lorsqu’elle se retourna ; un flacon tomba par terre
et se brisa ; un éclat blessa Gregor à la face,
tandis qu’il se retrouvait dans une flaque de
quelque médicament corrosif ; sans plus
s’attarder, Grete ramassa autant de flacons
qu’elle pouvait en tenir et fila rejoindre sa mère,
72
refermant la porte d’un coup de pied. Gregor se
trouvait donc coupé de sa mère, qui était peutêtre
près de mourir par sa faute ; il ne fallait pas
ouvrir la porte, s’il ne voulait pas chasser sa sœur
qui devait rester auprès de sa mère ; il n’avait
maintenant qu’à attendre ; assailli de remords et
de souci, il se mit à ramper, évoluant sur les
murs, les meubles et le plafond, pour finalement,
désespéré et voyant toute la pièce se mettre à
tourner autour de lui, se laisser choir au milieu de
la grande table.
Il se passa un petit moment, Gregor gisait là
exténué, alentour c’était le silence, peut-être étaitce
bon signe. C’est alors qu’on sonna. La petite
bonne était naturellement enfermée à clé dans la
cuisine, et c’est donc Grete qui dut aller ouvrir.
Le père rentrait. « Qu’est-ce qui s’est passé ? »
tels furent ses premiers mots ; sans doute avait-il
tout compris, rien qu’à voir l’air de Grete. Elle
répondit d’une voix assourdie, pressant
vraisemblablement son visage contre la poitrine
de son père : « Maman s’est trouvée mal, mais ça
va déjà mieux. Gregor s’est échappé. – Je m’y
attendais, dit le père, je vous l’avais toujours dit ;
73
mais vous autres femmes, vous n’écoutez rien. »
Gregor comprit que son père avait mal interprété
le compte rendu excessivement bref que lui avait
fait Grete, et qu’il supposait que Gregor s’était
rendu coupable de quelque acte de violence. Il
fallait donc maintenant que Gregor rassure son
père ; car pour lui fournir des explications, il n’en
avait ni le temps ni la possibilité. Aussi se
réfugia-t-il contre la porte de sa chambre et se
pressa contre elle, afin que son père, dès qu’il
entrerait dans l’antichambre, pût aussitôt voir que
Gregor était animé des meilleures intentions,
qu’il voulait tout de suite rentrer dans sa chambre
et qu’il n’était pas nécessaire de le chasser, qu’il
suffisait d’ouvrir la porte pour qu’il disparût
immédiatement.
Mais le père n’était pas d’humeur à discerner
ce genre de finesses. « Ah ! » s’écria-t-il dès son
entrée, sur un ton qui exprimait à la fois la fureur
et la satisfaction. Gregor écarta la tête de la porte
et la leva vers son père. Il n’avait vraiment pas
imaginé son père tel qu’il le voyait là ; certes, ces
derniers temps, à force de se livrer à ses
évolutions rampantes d’un genre nouveau, il avait
74
négligé de se préoccuper comme naguère de ce
qui se passait dans le reste de l’appartement, et il
aurait dû effectivement s’attendre à découvrir des
faits nouveaux. Mais tout de même, tout de
même, était-ce encore là son père ? Était-ce le
même homme qui, naguère encore, était fatigué
et enfoui dans son lit, quand Gregor partait pour
une tournée ; qui, les soirs où Gregor rentrait,
l’accueillait en robe de chambre dans son
fauteuil ; qui n’était guère capable de se lever et
se contentait de tendre les bras en signe de joie, et
qui, lors des rares promenades communes que la
famille faisait quelques dimanches par an et pour
les jours fériés importants, marchant entre Gregor
et sa mère qui allaient pourtant déjà lentement,
les ralentissait encore un peu plus, emmitouflé
dans son vieux manteau, tâtant laborieusement le
sol d’une béquille précautionneuse et, quand il
voulait dire quelque chose, s’arrêtant presque à
chaque fois pour rameuter autour de lui son
escorte ? Mais à présent il se tenait tout ce qu’il y
a de plus droit ; revêtu d’un uniforme strict, bleu
à boutons dorés, comme en portent les employés
des banques, il déployait son puissant double
75
menton sur le col haut et raide de sa vareuse ;
sous ses sourcils broussailleux, ses yeux noirs
lançaient des regards vifs et vigilants ; ses
cheveux blancs, naguère en bataille, étaient
soigneusement lissés et séparés par une raie
impeccable. Sa casquette, ornée d’un
monogramme doré, sans doute celui d’une
banque, décrivit une courbe à travers toute la
pièce pour atterrir sur le canapé ; puis, les mains
dans les poches de son pantalon et retroussant
ainsi les pans de sa longue vareuse, il marcha
vers Gregor avec un air d’irritation contenue. Il
ne savait sans doute pas lui-même ce qu’il
projetait de faire ; mais toujours est-il qu’il levait
les pieds exceptionnellement haut, et Gregor
s’étonna de la taille gigantesque qu’avaient les
semelles de ses bottes. Mais il ne s’attarda pas làdessus,
sachant bien depuis le premier jour de sa
nouvelle vie que son père considérait qu’il
convenait d’user à son égard de la plus grande
sévérité. Aussi se mit-il à courir devant son père,
s’arrêtant quand son père s’immobilisait, et filant
à nouveau dès que son père faisait un
mouvement. Ils firent ainsi plusieurs fois le tour
76
de la pièce, sans qu’il se passât rien de décisif, et
même sans que cela eût l’air d’une poursuite, tant
tout cela se déroulait sur un rythme lent. C’est
d’ailleurs pourquoi Gregor restait pour le moment
sur le plancher, d’autant qu’il craignait, s’il se
réfugiait sur les murs ou le plafond, que son père
ne voie là de sa part une malice particulière.
Encore Gregor était-il obligé de se dire qu’il ne
tiendrait pas longtemps, même à ce régime, car
pendant que son père faisait un pas, il devait
exécuter, lui, quantité de petits mouvements.
L’essoufflement commençait déjà à se
manifester ; aussi bien n’avait-il pas le poumon
bien robuste, même dans sa vie antérieure. Tandis
qu’ainsi il titubait, ouvrant à peine les yeux pour
mieux concentrer ses énergies sur sa course, et
que dans son hébétude il n’avait pas idée de s’en
tirer autrement qu’en courant, et qu’il avait déjà
presque oublié qu’il disposait des murs – en
l’occurrence encombrés de meubles délicatement
sculptés, tout en pointes et en créneaux –, voilà
que, lancé avec légèreté, quelque chose vint
atterrir tout à côté de lui et rouler sous son nez.
C’était une pomme ; elle fut aussitôt suivie d’une
77
deuxième ; Gregor se figea, terrifié ; poursuivre
la course était vain, car son père avait décidé de
le bombarder. Puisant dans la coupe de fruits sur
la desserte, il s’était rempli les poches de
pommes et maintenant, sans viser précisément
pour l’instant, les lançait l’une après l’autre. Les
petites pommes rouges roulaient par terre en tous
sens, comme électrisées, et s’entrechoquaient.
L’une d’elles, lancée mollement, effleura le dos
de Gregor et glissa sans provoquer de dommage.
Mais elle fut aussitôt suivie d’une autre qui, au
contraire, s’enfonça littéralement dans le dos de
Gregor ; il voulut se traîner un peu plus loin,
comme si cette surprenante et incroyable douleur
pouvait passer en changeant de lieu ; mais il se
sentit comme cloué sur place et s’étira de tout son
long, dans une complète confusion de tous ses
sens. Il vit seulement encore, d’un dernier regard,
qu’on ouvrait brutalement la porte de sa chambre
et que, suivie par sa sœur qui criait, sa mère en
sortait précipitamment, en chemise, car sa sœur
l’avait déshabillée pour qu’elle respirât plus
librement pendant son évanouissement, puis que
sa mère courait vers son père en perdant en
78
chemin, l’un après l’autre, ses jupons délacés qui
glissaient à terre, et qu’en trébuchant sur eux elle
se précipitait sur le père, l’enlaçait, ne faisait plus
qu’un avec lui – mais Gregor perdait déjà la vue
– et, les mains derrière la nuque du père, le
suppliait d’épargner la vie de Gregor.
79
3
Cette grave blessure, dont Gregor souffrit plus
d’un mois – personne n’osant enlever la pomme,
elle resta comme un visible souvenir, fichée dans
sa chair – parut rappeler, même à son père, qu’en
dépit de la forme affligeante et répugnante qu’il
avait à présent, Gregor était un membre de la
famille, qu’on n’avait pas le droit de le traiter en
ennemi et qu’au contraire le devoir familial
imposait qu’à son égard on ravalât toute aversion
et l’on s’armât de patience, rien que de patience.
Et si, du fait de sa blessure, Gregor avait
désormais perdu pour toujours une part de sa
mobilité, et que pour le moment il lui fallait, pour
traverser sa chambre, comme un vieil invalide, de
longues, longues minutes – quant à évoluer en
hauteur, il n’en était plus question –, en revanche
il reçut pour cette détérioration de son état une
compensation qu’il jugea tout à fait satisfaisante :
c’est que régulièrement, vers le soir, on lui ouvrit
80
la porte donnant sur la pièce commune, porte
qu’il prit l’habitude de guetter attentivement une
ou deux heures à l’avance, et qu’ainsi, étendu
dans l’obscurité de sa chambre, invisible depuis
la salle de séjour, il pouvait voir toute la famille
attablée sous la lampe et écouter ses
conversations, avec une sorte d’assentiment
général, et donc tout autrement qu’avant.
Certes, ce n’étaient plus les entretiens animés
d’autrefois, ceux auxquels Gregor, dans ses
petites chambres d’hôtel, songeait toujours avec
un peu de nostalgie au moment où, fatigué, il
devait se glisser entre des draps humides.
Maintenant, tout se passait en général fort
silencieusement. Le père s’endormait sur sa
chaise peu après la fin du dîner ; la mère et la
sœur se rappelaient mutuellement de ne pas faire
de bruit ; la mère, courbée sous la lampe, cousait
de la lingerie pour un magasin de nouveautés ; la
sœur, qui avait pris un emploi de vendeuse,
consacrait ses soirées à apprendre la sténographie
et le français, dans l’espoir de trouver un jour une
meilleure place. Parfois, le père se réveillait et,
comme ne sachant pas qu’il avait dormi, disait à
81
la mère : « Comme tu couds longtemps, ce soir
encore ! » Puis il se rendormait aussitôt, tandis
que la mère et la sœur échangeaient des sourires
las.
Avec une sorte d’entêtement, le père se
refusait, même en famille, à quitter son
uniforme ; et tandis que sa robe de chambre
pendait, inutile, à la patère, il sommeillait en
grande tenue sur sa chaise, comme s’il était
toujours prêt à assurer son service et attendait,
même ici, la voix de son supérieur. En
conséquence, cette tenue, qui au début déjà
n’était pas neuve, perdit de sa propreté en dépit
du soin qu’en prenaient la mère et la fille, et
Gregor contemplait souvent des soirs durant cet
uniforme constellé de taches, mais brillant de ses
boutons dorés toujours astiqués, dans lequel le
vieil homme dormait fort inconfortablement et
pourtant tranquillement.
Dès que la pendule sonnait dix heures, la mère
s’efforçait de réveiller le père en lui parlant
doucement, puis de le persuader d’aller se
coucher, car cette façon de dormir n’en était pas
82
une et, devant prendre son service à six heures, le
père avait absolument besoin de vrai sommeil.
Mais avec l’entêtement qui s’était emparé de lui
depuis qu’il était employé, il s’obstinait
régulièrement à rester encore plus longtemps à la
table, quoiqu’il s’endormît immanquablement, et
ce n’est qu’à grand-peine qu’on pouvait l’amener
ensuite à troquer sa chaise contre son lit. La mère
et la sœur pouvaient bien l’assaillir de petites
exhortations, il secouait lentement la tête des
quarts d’heure durant, gardait les yeux fermés et
ne se levait pas. La mère le tirait par la manche,
lui disait des mots doux à l’oreille, la sœur lâchait
son travail pour aider sa mère, mais ça ne prenait
pas. Le père ne faisait que s’affaisser encore
davantage sur sa chaise. Ce n’est que quand les
femmes l’empoignaient sous les bras qu’il ouvrait
les yeux, regardait tour à tour la mère et la fille,
et disait habituellement : « Voilà ma vie ! Voilà
le repos de mes vieux jours ! » S’appuyant alors
sur les deux femmes, il se levait, en en faisant
toute une histoire, comme si c’était à lui que sa
masse pesait le plus, se laissait conduire jusqu’à
la porte, faisait alors signe aux femmes de le
83
laisser, puis continuait tout seul, tandis qu’elles
s’empressaient de lâcher, qui sa couture, qui son
porte-plume, pour courir derrière lui et continuer
de l’aider.
Dans cette famille surmenée et exténuée, qui
avait le temps de s’occuper de Gregor plus qu’il
n’était strictement nécessaire ? Le train de
maison fut réduit de plus en plus ; la petite bonne
fut finalement congédiée ; une gigantesque
femme de ménage, toute en os, avec des cheveux
blancs qui lui flottaient tout autour de la tête, vint
matin et soir pour exécuter les gros travaux ; tout
le reste était fait par la mère, en plus de toute sa
couture. On en vint même à vendre divers bijoux
de famille qu’autrefois la mère et la sœur
portaient avec ravissement à l’occasion de soirées
et de fêtes : Gregor l’apprit un soir en les
entendant tous débattre des prix qu’on en avait
retirés. Mais le grand sujet de récrimination,
c’était toujours que cet appartement était trop
grand dans l’état actuel des choses, mais qu’on ne
pouvait pas en changer car on ne pouvait
imaginer comment déménager Gregor. Mais
l’intéressé se rendait bien compte que ce qui
84
empêchait un déménagement, ce n’était pas
seulement qu’on prît en compte sa présence, car
enfin l’on aurait pu aisément le transporter dans
une caisse appropriée percée de quelques trous
d’aération ; ce qui retenait surtout sa famille de
changer de logement, c’était bien plutôt qu’elle
n’avait plus le moindre espoir et estimait être
victime d’un malheur sans égal dans tout le cercle
de leurs parents et de leurs connaissances. Tout
ce que le monde exige de gens pauvres, ils s’en
acquittaient jusqu’au bout, le père allait chercher
leur déjeuner aux petits employés de la banque, la
mère s’immolait pour le linge de personnes
inconnues, la sœur courait de-ci de-là derrière son
comptoir au gré des clients qui la commandaient,
et les forces de la famille suffisaient tout juste à
cela, pas davantage. Et la blessure dans le dos de
Gregor recommençait à lui faire mal comme au
premier jour quand sa mère et sa sœur ayant mis
le père au lit, revenaient et laissaient en plan leur
travail, se serraient l’une contre l’autre et déjà
s’asseyaient joue contre joue ; et quand alors sa
mère, montrant la chambre de Gregor disait
« Ferme donc cette porte, Grete », et quand
85
ensuite Gregor se retrouvait dans l’obscurité,
tandis qu’à côté les deux femmes mêlaient leurs
larmes ou, pire encore, regardaient fixement la
table sans pleurer.
Gregor passait les nuits et les journées presque
sans dormir. Quelquefois il songeait qu’à la
prochaine ouverture de la porte il allait reprendre
en main les affaires de la famille, tout comme
naguère ; dans ses pensées surgissaient à
nouveau, après bien longtemps, son patron et le
fondé de pouvoir, les commis et les petits
apprentis, le portier qui était tellement stupide,
deux ou trois amis travaillant dans d’autres
maisons, une femme de chambre d’un hôtel de
province, souvenir fugitif et charmant, la
caissière d’une chapellerie à qui il avait fait une
cour sérieuse, mais trop lente... Tous ces gens
apparaissaient, entremêlés d’inconnus ou de gens
déjà oubliés, mais au lieu d’apporter une aide à sa
famille et à lui-même, ils étaient aussi
inaccessibles les uns que les autres, et il était
content de les voir disparaître. D’autres fois, il
n’était pas du tout d’humeur à se soucier de sa
famille, il n’éprouvait que fureur qu’on s’occupât
86
si mal de lui et, quoique incapable d’imaginer ce
qu’il aurait eu envie de manger, il n’en forgeait
pas moins des plans pour parvenir jusqu’à
l’office et y prendre ce qui malgré tout lui
revenait, même s’il n’avait pas faim. Sans plus
réfléchir à ce qui aurait pu faire plaisir à Gregor,
sa sœur poussait du pied dans sa chambre, en
vitesse, avant de partir travailler le matin et
l’après-midi, un plat quelconque que le soir, sans
se soucier si Gregor y avait éventuellement goûté
ou si comme c’était le cas le plus fréquent – il n’y
avait pas touché, elle enlevait d’un coup de balai.
Le ménage de la chambre, dont désormais elle
s’occupait toujours le soir, n’aurait guère pu être
fait plus vite. Des traînées de crasse s’étalaient
sur les murs, de petits amas de poussière et
d’ordure entremêlées gisaient çà et là sur le sol.
Dans les premiers temps, Gregor se postait, à
l’arrivée de sa sœur dans tel ou tel coin précis,
afin de lui exprimer une sorte de reproche par la
façon dont il se plaçait. Mais sans doute aurait-il
pu y rester des semaines sans que sa sœur
s’améliorât pour autant ; car enfin elle voyait la
saleté tout aussi bien que lui, simplement elle
87
avait décidé de la laisser. Avec cela, c’est avec
une susceptibilité toute nouvelle qu’elle veillait à
ce que le ménage dans la chambre de Gregor lui
demeurât réservé, et ce genre de susceptibilité
avait gagné toute la famille. Un jour, la mère de
Gregor avait soumis sa chambre à un nettoyage
en grand qui avait nécessité l’emploi de plusieurs
seaux d’eau – à vrai dire, toute cette humidité
offusqua Gregor aussi, qui s’étalait sur le canapé,
immobile et renfrogné –, mais elle en fut bien
punie. Car, le soir, à peine la sœur eut-elle
remarqué le changement intervenu dans la
chambre que, complètement ulcérée, elle revint
en courant dans la salle de séjour et, ignorant le
geste d’adjuration de sa mère, piqua une crise de
larmes que ses parents – le père ayant
naturellement sursauté sur sa chaise –
commencèrent par regarder avec stupeur et
désarroi ; jusqu’au moment où, à leur tour, ils se
mirent en branle ; le père faisant, côté cour, des
reproches à la mère pour n’avoir pas laissé à la
sœur le soin du ménage dans la chambre de
Gregor, tandis que, côté jardin, il criait à la sœur
que jamais plus elle n’aurait le droit de faire
88
ladite chambre ; pendant que la mère tentait
d’entraîner vers la chambre à coucher le père
surexcité qui ne se connaissait plus ; que la sœur,
secouée de sanglots, maltraitait la table avec ses
petits poings ; et que Gregor sifflait comme un
serpent, furieux que personne n’eût l’idée de
fermer la porte et de lui épargner ce spectacle et
ce vacarme.
Mais même si, exténuée par son travail
professionnel, la sœur s’était fatiguée de prendre
soin de Gregor comme naguère, sa mère n’aurait
pas eu besoin pour autant de prendre sa relève et
il n’y aurait pas eu de raison que Gregor fût
négligé. Car il y avait maintenant la femme de
ménage. Cette veuve âgée, qui sans doute, au
cours de sa longue vie, avait dû à sa forte
charpente osseuse de surmonter les plus rudes
épreuves, n’avait pas vraiment de répugnance
pour Gregor. Sans être le moins du monde
curieuse, elle avait un jour ouvert par hasard la
porte de sa chambre et, à la vue de Gregor tout
surpris, qui s’était mis à courir en tous sens bien
que personne ne le poursuivît, elle était restée
plantée, les mains jointes sur le ventre, l’air
89
étonné. Dès lors, elle ne manqua jamais, matin et
soir, d’entrouvrir un instant la porte et de jeter un
coup d’œil sur Gregor. Au début, elle l’appelait
même en lui parlant d’une façon qu’elle estimait
sans doute gentille, lui disant par exemple :
« Viens un peu ici, vieux cafard ! » ou : « Voyezmoi
ce vieux cafard ! » Ainsi interpellé, Gregor
restait de marbre et ne bougeait pas, comme si la
porte n’avait pas été ouverte. Au lieu de laisser
cette femme de ménage le déranger pour rien au
gré de son caprice, on aurait mieux fait de lui
commander de faire sa chambre tous les jours !
Un matin, de bonne heure – une pluie violente
frappait les vitres, peut-être déjà un signe du
printemps qui arrivait –, Gregor fut à ce point
irrité d’entendre la femme de ménage
recommencer sur le même ton qu’il fit mine de
s’avancer sur elle pour l’attaquer, encore que
d’une démarche lente et chancelante. Mais elle,
au lieu de prendre peur, se contenta de brandir
bien haut une chaise qui se trouvait près de la
porte et resta là, la bouche ouverte, avec
l’intention évidente de ne la refermer qu’une fois
que la chaise se serait abattue sur le dos de
90
Gregor. « Alors, ça s’arrête là ? » dit-elle quand
Gregor fit demi-tour, et elle reposa calmement la
chaise dans son coin.
Gregor ne mangeait à présent presque plus
rien. C’est tout juste si, passant par hasard près
du repas préparé, il en prenait par jeu une
bouchée, la gardait dans sa bouche pendant des
heures, puis généralement la recrachait. Il
commença par penser que c’était la tristesse
provoquée par l’état de sa chambre qui le
dégoûtait de manger, mais justement il se fit très
vite aux modifications subies par la pièce. On
avait pris l’habitude, quand des choses ne
trouvaient pas leur place ailleurs, de s’en
débarrasser en les mettant dans sa chambre, et il y
avait maintenant beaucoup de choses qui se
trouvaient dans ce cas, vu qu’on avait loué une
pièce de l’appartement à trois sous-locataires.
Ces messieurs austères – tous trois portaient la
barbe, comme Gregor le constata un jour par une
porte entrouverte – étaient très pointilleux sur le
chapitre de l’ordre, non seulement dans leur
chambre, mais dans toute la maison, puisque
enfin ils y logeaient, et en particulier dans la
91
cuisine. Ils ne supportaient pas la pagaille, et
encore moins la saleté. De plus, ils avaient
apporté presque tout ce qu’il leur fallait. C’est
pourquoi beaucoup de choses étaient devenues
superflues et, bien qu’elles ne fussent pas
vendables, on ne voulait pas non plus les jeter.
Elles se retrouvèrent toutes dans la chambre de
Gregor. De même, la poubelle aux cendres et, en
provenance de la cuisine, celle des détritus. Tout
ce qui n’avait pas son utilité sur le moment, la
femme de ménage, toujours extrêmement
pressée, le balançait tout simplement dans la
chambre de Gregor ; heureusement, Gregor ne
voyait le plus souvent que l’objet en question et
la main qui le tenait. La femme de ménage avait
peut-être l’intention, à terme et à l’occasion, de
revenir chercher ces objets ou bien de les jeter
tous à la fois, mais de fait ils gisaient à l’endroit
où ils avaient d’abord été lancés et ils y restaient,
sauf quand Gregor se faufilait à travers ce fatras
et le faisait bouger, par nécessité d’abord, parce
que sinon il n’avait pas de place pour évoluer, et
ensuite de plus en plus par plaisir, bien qu’au
terme de telles pérégrinations il fût fatigué et
92
triste à mourir, et ne bougeât plus pendant des
heures.
Comme parfois les sous-locataires prenaient
aussi leur dîner à la maison, dans la salle de
séjour, la porte de celle-ci restait parfois fermée ;
mais Gregor s’y résignait sans peine, car bien des
soirs où elle avait été ouverte il n’en avait pas
profité, il était au contraire resté tapi, sans que sa
famille s’en aperçût, dans le coin le plus sombre
de sa chambre. Mais, un jour, la femme de
ménage avait laissé cette porte entrouverte, et
celle-ci le resta même quand ces messieurs
rentrèrent le soir et qu’on alluma la lumière. Ils
s’assirent en bout de table, aux places jadis
occupées par Gregor, son père et sa mère,
déployèrent leurs serviettes et saisirent fourchette
et couteau. Aussitôt, la mère apparut sur le seuil,
portant un plat de viande, et sur ses talons la
sœur, avec un plat surchargé de pommes de terre.
Ces mets étaient tout fumants d’une épaisse
vapeur. Les messieurs se penchèrent sur les plats
qu’on posait devant eux, comme pour les
examiner avant d’en manger, et de fait celui du
milieu, qui semblait être une autorité aux yeux
93
des deux autres, coupa en deux, dans le plat, un
morceau de viande, manifestement pour s’assurer
s’il était assez bien cuit et si peut-être il ne fallait
pas le renvoyer à la cuisine. Il fut satisfait, et la
mère et la sœur qui l’avaient observé avec
anxiété, eurent un sourire de soulagement.
La famille elle-même mangeait à la cuisine.
Néanmoins, avant de s’y rendre, le père entra
dans la salle de séjour et fit le tour de la tablée en
restant courbé, la casquette à la main. Les
messieurs se levèrent, tous autant qu’ils étaient,
et marmottèrent quelque chose dans leurs barbes.
Une fois seuls, ils mangèrent dans un silence
presque parfait. Gregor trouva singulier que,
parmi les divers bruits du repas, on distinguât
régulièrement celui des dents qui mâchaient,
comme s’il s’était agi de montrer à Gregor qu’il
faut des dents pour manger et qu’on ne saurait
arriver à rien avec des mâchoires sans dents, si
belles soient ces mâchoires. « J’ai pourtant de
l’appétit, se disait Gregor soucieux, mais pas
pour ces choses. Comme ces sous-locataires se
nourrissent, et moi je dépéris ! »
94
Ce soir-là précisément – Gregor ne se
souvenait pas d’avoir entendu le violon pendant
toute cette période – le son de l’instrument
retentit dans la cuisine. Les messieurs avaient
déjà fini de dîner, celui du milieu avait tiré de sa
poche un journal et en avait donné une feuille à
chacun des deux autres, et tous trois lisaient, bien
adossés, et fumaient. Lorsque le violon se mit à
jouer, ils dressèrent l’oreille, se levèrent et, sur la
pointe des pieds, gagnèrent la porte de
l’antichambre, où ils restèrent debout, serrés l’un
contre l’autre. On avait dû les entendre depuis la
cuisine, car le père cria : « Cette musique
importune peut-être ces messieurs ? Elle peut
cesser immédiatement. – Au contraire, dit le
monsieur du milieu, est-ce que la demoiselle ne
veut pas venir nous rejoindre et jouer dans cette
pièce, où c’est tout de même bien plus
confortable et sympathique ? – Mais
certainement », dit le père comme si c’était lui le
violoniste. Les messieurs réintégrèrent la pièce et
attendirent. On vit bientôt arriver le père avec le
pupitre, la mère avec la partition et la sœur avec
son violon. La sœur s’apprêta calmement à
95
jouer ; ses parents, qui n’avaient jamais loué de
chambre auparavant et poussaient donc trop loin
la courtoisie envers leurs locataires, n’osèrent pas
s’asseoir sur leurs propres chaises ; le père
s’accota à la porte, la main droite glissée entre
deux boutons de sa veste d’uniforme, qu’il avait
refermée ; quant à la mère, l’un des messieurs lui
offrit une chaise et, comme elle la laissa là où il
l’avait par hasard placée, elle se retrouva assise à
l’écart, dans un coin.
La sœur se mit à jouer ; le père et la mère
suivaient attentivement, chacun de son côté, les
mouvements de ses mains. Gregor, attiré par la
musique, s’était risqué à s’avancer un peu et avait
déjà la tête dans la salle de séjour. Il ne s’étonnait
guère d’avoir si peu d’égards pour les autres, ces
derniers temps ; naguère, ces égards avaient fait
sa fierté. Et pourtant il aurait eu tout lieu de se
cacher, surtout maintenant, car du fait de la
poussière qu’il y avait partout dans sa chambre et
qui volait au moindre mouvement, il était couvert
de poussière lui aussi ; sur son dos et ses flancs, il
traînait avec lui des fils, des cheveux, des débris
alimentaires ; il était bien trop indifférent à tout
96
pour se mettre sur le dos et se frotter au tapis,
comme il le faisait auparavant plusieurs fois par
jour. Et en dépit de l’état où il était, il n’éprouva
aucune gêne à s’engager un peu sur le parquet
immaculé de la salle de séjour.
Du reste, personne ne se souciait de lui. La
famille était toute occupée par le violon ; les
sous-locataires, en revanche, qui avaient
commencé par se planter, les mains dans les
poches de leur pantalon, beaucoup trop près du
pupitre de la sœur, au point de tous pouvoir
suivre la partition, ce qui ne pouvait assurément
que gêner l’exécutante, se retirèrent bientôt du
côté de la fenêtre en devisant à mi-voix, têtes
penchées, et restèrent là-bas, observés par le père
avec inquiétude. On avait vraiment l’impression
un peu trop nette qu’ils avaient espéré entendre
bien jouer, ou agréablement, et qu’ils étaient
déçus, qu’ils avaient assez de tout ce numéro et
que c’était par pure courtoisie qu’ils laissaient
encore troubler leur tranquillité. En particulier, la
façon qu’ils avaient tous de rejeter la fumée de
leur cigare vers le haut, par le nez et par la
bouche, démontrait une extrême nervosité. Et
97
pourtant, la sœur de Gregor jouait si bien ! Son
visage était incliné sur le côté, ses regards
suivaient la portée en la scrutant d’un air triste.
Gregor avança encore un peu, tenant la tête au ras
du sol afin de croiser éventuellement le regard de
sa sœur. Était-il une bête, pour être à ce point
ému par la musique ? Il avait le sentiment
d’apercevoir le chemin conduisant à la nourriture
inconnue dont il avait le désir. Il était résolu à
s’avancer jusqu’à sa sœur, à tirer sur sa jupe et à
lui suggérer par là de bien vouloir venir dans sa
chambre avec son violon, car personne ici ne
méritait qu’elle jouât comme lui entendait le
mériter. Il ne la laisserait plus sortir de sa
chambre, du moins tant qu’il vivrait ; son
apparence effrayante le servirait, pour la première
fois ; il serait en même temps à toutes les portes
de sa chambre, crachant comme un chat à la
figure des agresseurs ; mais il ne faudrait pas que
sa sœur restât par contrainte, elle demeurerait de
son plein gré auprès de lui ; elle serait assise à ses
côtés sur le canapé, elle inclinerait vers lui son
oreille, et alors il lui confierait avoir eu la ferme
intention de l’envoyer au conservatoire, il lui
98
dirait que, si le malheur ne s’était pas produit
entre-temps, il l’aurait annoncé à tous au Noël
dernier – Noël était bien déjà passé, n’est-ce pas ?
– en ignorant toutes les objections. Après cette
déclaration, sa sœur attendrie fondrait en larmes,
et Gregor se hisserait jusqu’à son épaule et
l’embrasserait dans le cou, lequel, depuis qu’elle
travaillait au magasin, elle portait dégagé, sans
ruban ni col.
« Monsieur Samsa ! » lança au père le
monsieur du milieu en montrant du doigt, sans un
mot de plus, Gregor qui progressait lentement. Le
violon se tut, le monsieur hocha d’abord la tête en
adressant un sourire à ses amis, puis se tourna de
nouveau vers Gregor. Au lieu de chasser celui-ci,
son père parut juger plus nécessaire de
commencer par apaiser les sous-locataires, bien
que ceux-ci ne parussent nullement bouleversés
et que Gregor semblât les amuser plus que le
violon. Il se précipita vers eux et, les bras écartés,
chercha à les refouler vers leur chambre, et en
même temps à les empêcher de regarder Gregor.
Ils commencèrent effectivement à se fâcher
quelque peu, sans qu’on sût trop bien si c’était à
99
propos du comportement du père ou parce qu’ils
découvraient maintenant qu’ils avaient eu, sans le
savoir, un voisin de chambre comme Gregor. Ils
exigeaient du père des explications, levaient les
bras à leur tour, tiraient nerveusement sur leurs
barbes et ne reculaient que lentement en direction
de leur chambre. Entre-temps, la sœur avait
surmonté l’hébétude où elle avait été plongée
après la brusque interruption de sa musique et,
après un moment pendant lequel elle avait tenu
l’instrument et l’archet au bout de ses mains
molles en continuant de regarder la partition
comme si elle jouait encore, elle s’était ressaisie
d’un coup, avait posé le violon sur les genoux de
sa mère, laquelle était toujours sur sa chaise et
respirait à grand-peine en haletant
laborieusement, et avait filé dans la pièce voisine,
dont les messieurs approchaient déjà plus
rapidement sous les injonctions du père. Sous les
mains expertes de Grete, on y vit alors voler en
l’air les couvertures et les oreillers des lits, qui
trouvaient leur bonne ordonnance. Avant même
que les messieurs eussent atteint la chambre, elle
avait fini leur couverture et s’éclipsait. Le père
100
semblait à ce point repris par son entêtement qu’il
en oubliait tout le respect qu’il devait malgré tout
à ses pensionnaires. Il ne faisait que les presser,
les pressait encore, jusqu’au moment où, déjà sur
le seuil de la chambre, le monsieur du milieu tapa
du pied avec un bruit de tonnerre, stoppant ainsi
le père. « Je déclare », dit-il en levant la main et
en cherchant des yeux aussi la mère et la sœur
« qu’étant donné les conditions révoltantes qui
règnent dans cet appartement et cette famille », et
en disant cela il cracha résolument sur le sol, « je
vous donne mon congé séance tenante. Il va de
soi que même pour les jours où j’ai logé ici, je ne
vous verserai pas un sou ; en revanche, je
n’exclus pas de faire valoir à votre encontre des
droits, facilement démontrables – croyez-moi –, à
dédommagement. » Il se tut et regarda droit
devant lui, comme s’il attendait quelque chose.
Effectivement, ses deux amis déclarèrent sans
plus tarder : « Nous aussi, nous donnons congé
séance tenante. » Là-dessus, il empoigna le becde-cane
et referma la porte avec fracas.
Le père tituba jusqu’à sa chaise en tâtonnant,
et s’y laissa tomber ; on aurait pu croire qu’il
101
prenait ses aises pour l’un de ses habituels petits
sommes d’après-dîner, mais le violent hochement
de sa tête branlante montrait qu’il ne dormait
nullement. Pendant tout ce temps, Gregor s’était
tenu coi à l’endroit même où les messieurs
l’avaient surpris. La déception de voir son plan
échouer, mais peut-être aussi la faiblesse
résultant de son jeûne prolongé le rendait
incapable de se mouvoir. Il craignait avec une
quasi-certitude que d’un instant à l’autre un
effondrement général lui retombât dessus, et il
attendait. Même le violon ne le fit pas bouger qui,
échappant aux doigts tremblants de la mère,
tomba de ses genoux par terre en résonnant très
fort.
« Mes chers parents », dit la sœur en abattant
sa main sur la table en guise d’entrée en matière,
« cela ne peut plus durer. Peut-être ne vous
rendez-vous pas à l’évidence ; moi, si. Je ne veux
pas, face à ce monstrueux animal, prononcer le
nom de mon frère, et je dis donc seulement : nous
devons tenter de nous en débarrasser. Nous avons
tenté tout ce qui était humainement possible pour
prendre soin de lui et le supporter avec patience ;
102
je crois que personne ne peut nous faire le
moindre reproche. »
« Elle a mille fois raison », dit le père à part
lui. La mère, qui n’arrivait toujours pas à
reprendre son souffle, porta la main à sa bouche
et, les yeux hagards, fit entendre une toux
caverneuse.
La sœur courut vers elle et lui prit le front. Ses
paroles semblaient avoir éclairci les idées de son
père, il s’était redressé sur sa chaise, jouait avec
sa casquette d’uniforme entre les assiettes qui
restaient encore sur la table après le dîner des
locataires, et regardait de temps à autre vers
l’impassible Gregor.
« Nous devons tenter de nous en
débarrasser », dit la sœur, cette fois à l’adresse de
son père seulement, car sa mère dans sa toux
n’entendait rien, « il finira par vous tuer tous les
deux, je vois cela venir. Quand on doit déjà
travailler aussi dur que nous tous, on ne peut pas
en plus supporter chez soi ce supplice perpétuel.
Je n’en peux plus, moi non plus. » Et elle se mit à
pleurer si fort que ses larmes coulèrent sur le
103
visage de sa mère, où elle les essuyait d’un
mouvement machinal de la main.
« Mais, mon petit », dit le père avec
compassion et une visible compréhension, « que
veux-tu que nous fassions ? »
La sœur se contenta de hausser les épaules
pour manifester le désarroi qui s’était emparé
d’elle tandis qu’elle pleurait, contrairement à son
assurance de tout à l’heure.
« S’il nous comprenait », dit le père, à demi
comme une question ; du fond de ses pleurs, la
sœur agita violemment la main pour signifier
qu’il ne fallait pas y penser.
« S’il nous comprenait », répéta le père en
fermant les yeux pour enregistrer la conviction de
sa fille que c’était impossible, « alors un accord
serait peut-être possible avec lui. Mais dans ces
conditions...
– Il faut qu’il disparaisse, s’écria la sœur, c’est
le seul moyen, père. Il faut juste essayer de te
débarrasser de l’idée que c’est Gregor. Nous
l’avons cru tellement longtemps, et c’est bien là
104
qu’est notre véritable malheur. Mais comment
est-ce que ça pourrait être Gregor ? Si c’était lui,
il aurait depuis longtemps compris qu’à
l’évidence des êtres humains ne sauraient vivre
en compagnie d’une telle bête, et il serait parti de
son plein gré. Dès lors, nous n’aurions pas de
frère, mais nous pourrions continuer à vivre et
pourrions honorer son souvenir. Mais, là, cette
bête nous persécute, chasse les locataires, entend
manifestement occuper tout l’appartement et
nous faire coucher dans la rue. Mais regarde,
papa, cria-t-elle brusquement, le voilà qui
recommence ! » Et, avec un effroi tout à fait
incompréhensible pour Gregor, elle abandonna
même sa mère en se rejetant littéralement loin de
sa chaise, comme si elle aimait mieux sacrifier sa
mère que de rester à proximité de Gregor, et elle
courut se réfugier derrière son père, lequel,
uniquement troublé par son comportement à elle,
se dressa aussi et tendit à demi les bras devant
elle comme pour la protéger.
Mais Gregor ne songeait nullement à faire
peur à qui que ce fût, et surtout pas à sa sœur. Il
avait simplement entrepris de se retourner pour
105
regagner sa chambre, et il est vrai que cela faisait
un drôle d’effet, obligé qu’il était par son état peu
brillant, dans les manœuvres délicates, de s’aider
de sa tête, qu’il dressait et cognait sur le sol
alternativement. Il s’interrompit et regarda
alentour. Ses bonnes intentions paraissaient avoir
été comprises ; ce n’avait été qu’une frayeur
passagère. À présent tout le monde le regardait en
silence et d’un air triste. La mère était renversée
sur sa chaise, les jambes tendues et jointes, ses
yeux se fermaient presque d’épuisement ; le père
et la sœur étaient assis côte à côte, la sœur tenait
le père par le cou.
« Je vais peut-être enfin avoir le droit de me
retourner », songea Gregor en se remettant au
travail. Dans son effort, il ne pouvait s’empêcher
de souffler bruyamment, et il dut même à
plusieurs reprises s’arrêter pour se reposer. Au
demeurant, personne ne le pressait, on le laissa
faire entièrement à sa guise. Lorsqu’il eut
accompli son demi-tour, il entama aussitôt son
trajet de retour en ligne droite. Il s’étonna de la
grande distance qui le séparait de sa chambre et il
ne put concevoir qu’il ait pu, un moment avant,
106
faible comme il l’était, parcourir le même chemin
presque sans s’en rendre compte. Uniquement et
constamment soucieux de ramper vite, c’est à
peine s’il nota que nulle parole, nulle exclamation
de sa famille ne venait le troubler. C’est
seulement une fois sur le seuil de sa chambre
qu’il tourna la tête – pas complètement, car il
sentait son cou devenir raide – et put tout de
même encore voir que derrière lui rien n’avait
changé ; simplement, sa sœur s’était levée. Son
dernier regard effleura sa mère, qui maintenant
s’était endormie tout à fait.
À peine fut-il à l’intérieur de sa chambre que
la porte en fut précipitamment claquée et fermée
à double tour. Ce bruit inopiné derrière lui fit une
telle peur à Gregor que ses petites pattes cédèrent
sous lui. C’était sa sœur qui s’était ainsi
précipitée. Elle s’était tenue debout à l’avance et
avait attendu, puis elle avait bondi sur la pointe
des pieds, Gregor ne l’avait pas du tout entendu
venir, et tout en tournant la clé dans la serrure
elle lança à ses parents un « Enfin ! »
« Et maintenant ? » se demanda Gregor en
107
regardant autour de lui dans l’obscurité. Il
découvrit bientôt qu’à présent il ne pouvait plus
bouger du tout. Il n’en fut pas surpris ; c’était
bien plutôt d’avoir pu jusque-là se propulser
effectivement sur ces petites pattes grêles qui lui
paraissait peu naturel. Au demeurant, il éprouvait
un relatif bien-être. Il avait certes des douleurs
dans tout le corps, mais il avait l’impression
qu’elles devenaient peu à peu de plus en plus
faibles, et qu’elles finiraient par passer tout à fait.
La pomme pourrie dans son dos et la région
enflammée tout autour, sous leur couche de
poussière molle, ne se sentaient déjà plus guère.
Il repensa à sa famille avec attendrissement et
amour. L’idée qu’il devait disparaître était encore
plus ancrée, si c’était possible, chez lui que chez
sa sœur. Il demeura dans cet état de songerie
creuse et paisible jusqu’au moment où trois
heures du matin sonnèrent au clocher. Il vit
encore la clarté qui commençait de se répandre
devant la fenêtre, au-dehors. Puis, malgré lui, sa
tête retomba tout à fait, et ses narines laissèrent
s’échapper faiblement son dernier souffle.
Quand, de bon matin, la femme de ménage
108
arriva – à force d’énergie et de diligence,
quoiqu’on l’eût souvent priée de s’en abstenir,
elle faisait claquer si fort toutes les portes que,
dans tout l’appartement, il n’était plus possible de
dormir tranquille dès qu’elle était là –, et qu’elle
fit à Gregor sa brève visite habituelle, elle ne lui
trouva tout d’abord rien de particulier. Elle pensa
que c’était exprès qu’il restait ainsi sans bouger,
et qu’il faisait la tête ; elle était convaincue qu’il
était fort intelligent. Comme il se trouvait qu’elle
tenait à la main le grand balai, elle s’en servit
pour essayer de chatouiller Gregor depuis la
porte. Comme cela ne donnait rien non plus, elle
en fut agacée et lui donna une petite bourrade, et
ce n’est que quand elle l’eut poussé et déplacé
sans rencontrer de résistance qu’elle commença à
tiquer. Ayant bientôt vu de quoi il retournait, elle
ouvrit de grands yeux, siffla entre ses dents, mais
sans plus tarder alla ouvrir d’un grand coup la
porte de la chambre à coucher et cria dans
l’obscurité, d’une voix forte : « Venez un peu
voir ça, il est crevé ; il est là-bas par terre, tout ce
qu’il y a de plus crevé ! »
Le couple Samsa était assis bien droit dans son
109
lit et avait du mal à surmonter la frayeur que lui
avait causée la femme de ménage, avant même de
saisir la nouvelle annoncée. Ensuite, M. et Mme
Samsa, chacun de son côté, sortirent du lit, M.
Samsa se jeta la couverture sur les épaules, Mme
Samsa apparut en simple chemise de nuit ; c’est
dans cette tenue qu’ils entrèrent chez Gregor.
Pendant ce temps s’était aussi ouverte la porte de
la salle de séjour, où Grete dormait depuis
l’installation des sous-locataires ; elle était
habillée de pied en cap, comme si elle n’avait pas
dormi, la pâleur de son visage semblait le
confirmer. « Mort ? » dit Mme Samsa en levant
vers la femme de ménage un regard interrogateur,
bien qu’elle pût s’en assurer elle-même, et même
le voir sans avoir besoin de s’en assurer. « Je
pense bien », dit la femme de ménage, et pour
bien le montrer elle poussa encore le cadavre de
Gregor d’un grand coup de balai sur le côté. Mme
Samsa eut un mouvement pour retenir le balai,
mais elle n’en fit rien. « Eh bien, dit M. Samsa,
nous pouvons maintenant rendre grâces à Dieu. »
Il se signa, et les trois femmes suivirent son
exemple. Grete, qui ne quittait pas des yeux le
110
cadavre, dit : « Voyez comme il était maigre.
Cela faisait d’ailleurs bien longtemps qu’il ne
mangeait rien. Les plats repartaient tels qu’ils
étaient arrivés. » De fait, le corps de Gregor était
complètement plat et sec, on ne s’en rendait bien
compte que maintenant, parce qu’il n’était plus
rehaussé par les petites pattes et que rien d’autre
ne détournait le regard.
« Grete, viens donc un moment dans notre
chambre », dit Mme Samsa avec un sourire
mélancolique, et Grete, non sans se retourner
encore vers le cadavre, suivit ses parents dans la
chambre à coucher. La femme de ménage
referma la porte et ouvrit en grand la fenêtre.
Bien qu’il fût tôt dans la matinée, l’air frais était
déjà mêlé d’un peu de tiédeur. C’est qu’on était
déjà fin mars.
Les trois sous-locataires sortirent de leur
chambre et, d’un air étonné, cherchèrent des yeux
leur petit déjeuner ; on les avait oubliés. « Où est
le déjeuner ? » demanda d’un ton rogue à la
femme de ménage celui des messieurs qui était
toujours au milieu. Mais elle mit le doigt sur ses
111
lèvres et, sans dire mot, invita par des signes
pressants ces messieurs à pénétrer dans la
chambre de Gregor. Ils y allèrent et, les mains
dans les poches de leurs vestons quelque peu
élimés, firent cercle autour du cadavre de Gregor,
dans la pièce maintenant tout à fait claire.
Alors, la porte de la chambre à coucher
s’ouvrit et M. Samsa fit son apparition, en tenue,
avec sa femme à un bras et sa fille à l’autre. On
voyait que tous trois avaient pleuré ; Grete
appuyait par instants son visage contre le bras de
son père.
« Quittez immédiatement mon appartement »,
dit M. Samsa en montrant la porte, sans pourtant
lâcher les deux femmes. « Qu’est-ce que ça
signifie ? » dit le monsieur du milieu, un peu
décontenancé, et il eut un sourire doucereux. Les
deux autres avaient les mains croisées derrière le
dos et ne cessaient de les frotter l’une contre
l’autre, comme s’ils se régalaient d’avance d’une
grande altercation, mais qui ne pouvait que
tourner à leur avantage. « Cela signifie
exactement ce que je viens de dire », répondit M.
112
Samsa et, son escorte féminine et lui restant sur
un seul rang, il marcha vers le monsieur.
Celui-ci commença par rester là sans rien dire
en regardant à terre, comme si dans sa tête les
choses se remettaient dans un autre ordre. « Eh
bien, donc, nous partons », dit-il ensuite en
relevant les yeux vers M. Samsa, comme si, dans
un brusque accès d’humilité, il quêtait derechef
son approbation même pour cette décision-là. M.
Samsa se contenta d’opiner plusieurs fois
brièvement de la tête, en ouvrant grands les yeux.
Sur quoi, effectivement, le monsieur gagna
aussitôt à grands pas l’antichambre ; ses deux
amis, qui depuis déjà un petit moment avaient les
mains tranquilles et l’oreille aux aguets,
sautillèrent carrément sur ses talons, comme
craignant que M. Samsa les précédât dans
l’antichambre et compromît le contact entre leur
chef et eux. Dans l’antichambre, ils prirent tous
trois leur chapeau au portemanteau, tirèrent leur
canne du porte-parapluies, s’inclinèrent en
silence et quittèrent l’appartement. Animé d’une
méfiance qui se révéla sans aucun fondement, M.
Samsa s’avança sur le palier avec les deux
113
femmes ; penchés sur la rampe, ils regardèrent les
trois messieurs descendre, lentement certes, mais
sans s’arrêter, le long escalier, et les virent à
chaque étage disparaître dans une certaine courbe
de la cage pour en resurgir au bout de quelques
instants ; plus ils descendaient, plus s’amenuisait
l’intérêt que leur portait la famille Samsa ; et
quand ils croisèrent un garçon boucher qui,
portant fièrement son panier sur la tête, s’éleva
rapidement bien au-dessus d’eux, M. Samsa ne
tarda pas à s’écarter de la rampe avec les deux
femmes, et ils rentrèrent tous dans leur
appartement avec une sorte de soulagement.
Ils décidèrent de consacrer la journée au repos
et à la promenade ; non seulement ils avaient
mérité ce petit congé, mais ils en avaient même
absolument besoin. Ils se mirent donc à la table et
écrivirent trois lettres d’excuses, M. Samsa à sa
direction, Mme Samsa à son bailleur d’ouvrage,
et Grete à son chef du personnel. Pendant qu’ils
écrivaient, la femme de ménage entra pour dire
qu’elle s’en allait, car son travail de la matinée
était achevé. Tous les trois se contentèrent
d’abord d’opiner de la tête sans lever les yeux de
114
leurs lettres, mais comme la femme ne faisait
toujours pas mine de se retirer, alors on se
redressa d’un air agacé. « Eh bien ? » demanda
M. Samsa. La femme de ménage était plantée sur
le seuil et souriait comme si elle avait un grand
bonheur à annoncer à la famille, mais qu’elle ne
le ferait que si on la questionnait à fond. La petite
plume d’autruche qui était plantée tout droit sur
son chapeau et qui agaçait M. Samsa depuis
qu’elle était à leur service, oscillait doucement
dans tous les sens. « Mais qu’est-ce que vous
voulez donc ? » demanda Mme Samsa, qui était
encore celle pour qui la femme avait le plus de
respect. « Ben... » répondit-elle, gênée pour
parler tant elle affichait un grand sourire, « pour
ce qui est de vous débarrasser de la chose d’à
côté, ne vous faites pas de souci. C’est déjà
réglé. » Mme Samsa et Grete se penchèrent sur
leurs lettres comme si elles voulaient les
continuer ; M. Samsa, voyant que la femme de
ménage voulait maintenant se mettre à tout
décrire par le menu, tendit la main pour couper
court de la façon la plus ferme. Puisqu’elle
n’avait pas le droit de raconter, elle se rappela
115
combien elle était pressée, lança sur un ton
manifestement vexé « Bonjour tout le monde »,
fit un demi-tour furieux et quitta l’appartement
dans d’épouvantables claquements de portes.
« Ce soir, je la mets à la porte », dit M. Samsa,
mais sans obtenir de réponse ni de sa femme ni
de sa fille, car la femme de ménage parut avoir à
nouveau troublé la sérénité qu’elles avaient à
peine recouvrée. Elles se levèrent, allèrent à la
fenêtre, et y restèrent en se tenant enlacées. M.
Samsa pivota sur sa chaise pour les suivre des
yeux et les observa un petit moment en silence.
Puis il lança : « Allons, venez un peu là. Finissezen
donc avec les vieilles histoires. Et puis
occupez-vous aussi un peu de moi. » Les deux
femmes s’exécutèrent aussitôt, coururent vers lui,
lui firent des caresses et terminèrent rapidement
leurs lettres.
Puis tous trois quittèrent de concert
l’appartement, ce qui ne leur était plus arrivé
depuis déjà des mois, et prirent le tramway pour
aller prendre l’air à l’extérieur de la ville. Le
wagon, où ils étaient seuls, était tout inondé par
116
le chaud soleil. Confortablement carrés sur leurs
banquettes, ils évoquèrent les perspectives
d’avenir et, à y regarder de plus près, il apparut
qu’elles n’étaient pas tellement mauvaises, car les
places qu’ils occupaient respectivement, et sur
lesquelles ils ne s’étaient jamais en fait
mutuellement demandés beaucoup de détails,
étaient d’excellentes places et, en particulier, fort
prometteuses. La principale amélioration
immédiate de leur situation résulterait, d’une
façon nécessaire et toute naturelle, d’un
changement d’appartement ; ils allaient en louer
un plus petit et meilleur marché mais mieux situé
et généralement plus pratique que l’actuel, qui
était encore un choix fait par Gregor. Tandis
qu’ils devisaient ainsi, M. et Mme Samsa, à la
vue de leur fille qui s’animait de plus en plus,
songèrent presque simultanément que, ces
derniers temps, en dépit des corvées et des
tourments qui avaient fait pâlir ses joues, elle
s’était épanouie et était devenue un beau brin de
fille. Ils furent dès lors plus silencieux et,
échangeant presque involontairement des regards
entendus, songèrent qu’il allait être temps de lui
117
chercher aussi quelque brave garçon pour mari.
Et ce fut pour eux comme la confirmation de ces
rêves nouveaux et de ces bonnes intentions,
lorsqu’en arrivant à destination ils virent leur fille
se lever la première et étirer son jeune corps.
118
Dans la colonie pénitentiaire
119
– C’est un appareil singulier, dit l’officier au
chercheur qui se trouvait en voyage d’études.
Et il embrassa d’un regard empreint d’une
certaine admiration cet appareil qu’il connaissait
pourtant bien. Le voyageur semblait n’avoir
donné suite que par politesse à l’invitation du
commandant, qui l’avait convié à assister à
l’exécution d’un soldat condamné pour
indiscipline et offense à son supérieur. L’intérêt
suscité par cette exécution n’était d’ailleurs sans
doute pas très vif dans la colonie pénitentiaire.
Du moins n’y avait-il là, dans ce vallon abrupt et
sablonneux cerné de pentes dénudées, outre
l’officier et le voyageur, que le condamné, un
homme abruti et mafflu, cheveu hirsute et face à
l’avenant, et un soldat tenant la lourde chaîne où
aboutissaient les petites chaînes qui l’enserraient
aux chevilles, aux poignets et au cou, et qui
étaient encore reliées entre elles par d’autres
chaînes. Au reste, le condamné avait un tel air de
chien docile qu’apparemment on aurait pu le
120
laisser librement divaguer sur ces pentes, quitte à
le siffler au moment de passer à l’exécution.
Le voyageur ne se souciait guère de l’appareil
et, derrière le dos du condamné, faisait les cent
pas avec un désintérêt quasi manifeste, tandis que
l’officier vaquait aux derniers préparatifs, tantôt
se glissant dans les fondations de l’appareil,
tantôt grimpant sur une échelle pour en examiner
les superstructures. C’étaient là des tâches qu’en
fait on aurait pu laisser à un mécanicien, mais
l’officier s’en acquittait avec grand zèle, soit qu’il
fût particulièrement partisan de cet appareil, soit
que pour d’autres motifs l’on ne pût confier le
travail à personne d’autre.
– Voilà, tout est paré ! s’écria-t-il enfin en
descendant de l’échelle.
Il était exténué, respirait la bouche grande
ouverte, et avait deux fins mouchoirs de dame
coincés derrière le col de son uniforme.
– Ces uniformes sont quand même trop lourds
pour les tropiques, dit le voyageur au lieu de
s’enquérir de l’appareil comme l’officier s’y
attendait.
121
– Certes, dit l’officier en lavant ses mains
souillées d’huile et de graisse dans un seau d’eau
disposé à cet effet, mais ils rappellent le pays ;
nous ne voulons pas perdre le pays. Mais
regardez donc cet appareil, ajouta-t-il aussitôt en
s’essuyant dans un torchon les mains qu’il tendait
en même temps vers l’appareil. Jusqu’à présent il
fallait encore mettre la main à la pâte, mais
désormais l’appareil travaille tout seul.
Le voyageur acquiesça de la tête et suivit
l’officier. Soucieux de parer à tout incident,
celui-ci dit alors :
– Il arrive naturellement que cela fonctionne
mal ; j’espère bien que ce ne sera pas le cas
aujourd’hui, mais enfin il ne faut pas l’exclure.
C’est que l’appareil doit rester en service douze
heures de suite. Mais même s’il y a des incidents,
ils sont tout de même minimes et l’on y porte
aussitôt remède. Vous ne voulez pas vous
asseoir ?
En concluant par cette question, il dégagea
l’une des chaises en rotin qui se trouvaient là en
tas et l’offrit au voyageur ; celui-ci ne pouvait pas
122
refuser. Il se retrouva dès lors assis au bord d’une
fosse où il jeta un regard rapide. Elle n’était pas
très profonde. D’un côté, la terre qu’on y avait
prise faisait un tas en forme de rempart, de l’autre
côté se dressait l’appareil.
– Je ne sais, dit l’officier, si le commandant
vous a déjà expliqué l’appareil.
Le voyageur fit de la main un geste vague ;
l’officier n’en demandait pas davantage, car dès
lors il pouvait lui-même expliquer l’appareil. Il
empoigna une manivelle, s’y appuya et dit :
– Cet appareil est une invention de notre
ancien commandant. J’ai travaillé aux tout
premiers essais et participé également à tous les
travaux jusqu’à leur achèvement. C’est à lui seul,
néanmoins, que revient le mérite de l’invention.
Avez-vous entendu parler de notre ancien
commandant ? Non ? Eh bien, je ne m’avance
guère en affirmant que toute l’organisation de la
colonie pénitentiaire, c’est son œuvre. Nous qui
sommes ses amis, nous savions déjà, à sa mort,
que l’organisation de la colonie était si cohérente
que son successeur, eût-il en tête mille projets
123
nouveaux, ne pourrait rien changer à l’ancien état
de choses pendant au moins de nombreuses
années. Nos prévisions se sont d’ailleurs
vérifiées ; le nouveau commandant a dû se rendre
à l’évidence. Dommage que vous n’ayez pas
connu l’ancien commandant !... Mais je bavarde,
dit soudain l’officier, et son appareil est là devant
nous. Il se compose, comme vous voyez, de trois
parties. Chacune d’elles, avec le temps, a reçu
une sorte de dénomination populaire. Celle d’en
bas s’appelle le lit, celle d’en haut la traceuse, et
là, suspendue au milieu, c’est la herse.
– La herse ? demanda le voyageur.
Il n’avait pas écouté très attentivement, ce
vallon sans ombre captait trop violemment le
soleil, on avait du mal à rassembler ses idées.
L’officier ne lui en paraissait que plus digne
d’admiration, sanglé dans sa vareuse comme pour
la parade, avec lourdes épaulettes et aiguillettes
pendantes, exposant son affaire avec tant de zèle
et de surcroît, tout en parlant, maniant le
tournevis pour resserrer çà et là. L’état du
voyageur semblait être aussi celui du soldat. Il
124
avait enroulé la chaîne du condamné autour de
ses deux poignets, il était appuyé d’une main sur
son fusil, laissait tomber la tête en avant et ne se
souciait de rien. Le voyageur n’en fut pas surpris,
car l’officier parlait français, et c’était une langue
que ne comprenait certainement ni le soldat ni le
condamné. Il n’en était que plus frappant, à vrai
dire, de voir le condamné s’efforcer de suivre
tout de même les explications de l’officier. Avec
une sorte d’obstination somnolente, il tournait
sans cesse ses regards dans la direction
qu’indiquait l’officier et, lorsque celui-ci fut
interrompu par une question du voyageur, il
regarda ce dernier, tout comme le fit l’officier.
– Oui, la herse, dit celui-ci, le nom convient.
Les aiguilles sont disposées en herse, et puis
l’ensemble se manie comme une herse, quoique
sur place et avec bien plus de savoir-faire. Vous
allez d’ailleurs tout de suite comprendre. Là, sur
le lit, on fait s’étendre le condamné. – Je vais
d’abord, n’est-ce pas, décrire l’appareil, et
ensuite seulement je ferai exécuter la manœuvre.
Comme cela, vous pourrez mieux la suivre. Et
puis il y a dans la traceuse une roue dentée qui est
125
usée ; elle grince très fort, quand ça marche ; et
alors on ne s’entend presque plus ; les pièces
détachées sont hélas fort difficiles à se procurer,
ici. – Donc, voilà le lit, comme je le disais. Il est
entièrement recouvert d’une couche d’ouate ; à
quelle fin, vous le saurez bientôt. Sur cette ouate,
on fait s’étendre le condamné à plat ventre et,
naturellement, nu ; voici pour les mains, et là
pour les pieds, et là pour le cou, des sangles qui
permettent de l’attacher. Là, à la tête du lit, à
l’endroit où l’homme à plat ventre, comme je l’ai
dit, doit poser le visage tout de suite, se trouve
cette protubérance rembourrée qu’on peut
aisément régler de telle sorte qu’elle entre
exactement dans la bouche de l’homme. Ceci afin
d’empêcher les cris et les morsures de la langue.
Naturellement, l’homme est contraint de prendre
ça dans sa bouche, sinon il a la nuque brisée par
la sangle qui lui maintient le cou.
– C’est de la ouate ? demanda le voyageur en
se penchant.
– Mais certainement, dit l’officier en souriant,
touchez vous-même. Saisissant la main du
126
voyageur, il la lui fit passer sur la surface du lit et
poursuivit : C’est une ouate traitée spécialement,
c’est pour cela que son aspect est si peu
reconnaissable.
Le voyageur trouvait déjà l’appareil un peu
plus attrayant ; la main au-dessus des yeux pour
se protéger du soleil, il le parcourut du regard, du
bas jusqu’en haut. C’était un ouvrage de grandes
dimensions. Le lit et la traceuse étaient de taille
équivalente et ressemblaient à deux caissons de
couleur sombre. La traceuse était disposée à deux
mètres environ au-dessus du lit ; ils étaient
rattachés l’un à l’autre, aux quatre coins, par
quatre montants de cuivre jaune qui, au soleil,
lançaient presque des rayons. Entre les deux
caissons était suspendue, à un ruban d’acier, la
herse.
L’officier avait à peine noté l’indifférence
première du voyageur, en revanche il fut alors
sensible à son regain d’intérêt ; aussi interrompitil
ses explications, afin que le voyageur eût tout
loisir d’examiner l’appareil. Le condamné imita
le voyageur ; empêché de se protéger les yeux
127
avec sa main, il les leva en clignant les paupières.
– Ainsi donc, l’homme est à plat ventre, dit le
voyageur en se renversant dans son fauteuil et en
croisant les jambes.
– Oui, dit l’officier en repoussant un peu sa
casquette en arrière et en passant sa main sur son
visage brûlant. À présent, suivez-moi bien. Le lit
et la traceuse sont tous les deux pourvus de piles
électriques ; le lit pour lui-même, la traceuse pour
la herse. Dès que l’homme est attaché, on met le
lit en marche ; il vibre, par petites oscillations très
rapides, à la fois latérales et verticales. Vous
aurez vu sans doute des appareils analogues dans
des établissements hospitaliers ; sauf que, dans le
cas de notre lit, les mouvements sont calculés
avec précision ; ils doivent en effet être
exactement coordonnés avec les mouvements de
la herse. Or, c’est à cette herse qu’incombe
l’exécution proprement dite de la sentence.
– Quels sont donc les termes de la sentence ?
demanda le voyageur.
– Cela aussi, vous l’ignorez ? dit l’officier
étonné, en se mordant les lèvres. Pardonnez-moi
128
si mes explications sont peut-être confuses ; je
vous prie de bien vouloir m’en excuser. C’est que
ces explications, c’était autrefois le commandant
qui les donnait ; or, le nouveau commandant s’est
soustrait à l’honneur que constituait cette
obligation ; mais qu’un visiteur aussi
considérable (des deux mains, le voyageur tenta
de récuser cet hommage, mais l’officier n’en
démordit pas)... qu’un visiteur aussi considérable,
il ne le mette pas même au courant de la forme
que prend notre sentence, voilà encore une
innovation qui... (L’officier s’apprêtait à proférer
une malédiction, mais il se ressaisit et dit
seulement :) Je n’ai pas été informé, ce n’est pas
de ma faute. Au demeurant, je suis d’ailleurs tout
à fait compétent pour exposer les modalités de
notre appareil judiciaire, puisque j’ai là (et ce
disant il tapota sa poche-poitrine) les dessins
correspondants, de la main de notre ancien
commandant.
– Des dessins du commandant lui-même ?
demanda le voyageur. Était-il donc tout à la fois ?
Était-il soldat, juge, technicien, chimiste,
dessinateur ?
129
– Eh oui, dit l’officier en opinant de la tête
avec un regard fixe et méditatif.
Puis il examina attentivement ses mains ; elles
ne lui parurent pas assez propres pour toucher les
dessins ; il alla donc vers le seau et les y lava une
nouvelle fois. Puis il tira de sa poche un
portefeuille de cuir et dit :
– Les termes de notre sentence n’ont rien de
sévère. On inscrit avec la herse, sur le corps du
condamné, le commandement qu’il a enfreint. Par
exemple, à ce condamné (l’officier montra
l’homme), on inscrira sur le corps : « Ton
supérieur honoreras. »
Le voyageur jeta vers l’homme un regard
rapide ; il tenait, au moment où l’officier le
désignait, la tête baissée et semblait tendre
l’oreille de toutes ses forces pour saisir quelque
chose. Mais les mouvements de ses grosses lèvres
serrées manifestaient clairement qu’il ne
comprenait rien. Le voyageur avait diverses
questions à poser, mais à la vue de l’homme il
demanda seulement :
– Connaît-il sa sentence ?
130
– Non, dit l’officier qui entendait reprendre
aussitôt le cours de ses explications.
Mais le voyageur l’interrompit :
– Il ne connaît pas sa propre condamnation ?
– Non, répéta l’officier qui s’arrêta un instant
comme pour demander au voyageur de motiver
plus précisément sa question, puis reprit : Il serait
inutile de la lui annoncer, il va l’apprendre à son
corps défendant.
Le voyageur s’apprêtait à se taire quand il
sentit le condamné tourner vers lui son regard ; il
paraissait demander s’il pouvait souscrire à la
description faite. Aussi le voyageur, qui s’était à
nouveau carré dans son fauteuil, se pencha-t-il de
nouveau et demanda :
– Mais qu’il est condamné, il le sait, tout de
même ?
– Non plus, dit l’officier en souriant au
voyageur, comme s’il s’attendait encore de sa
part à quelques déclarations étranges.
– Non ! dit le voyageur en se passant la main
sur le front. Ainsi cet homme ne sait toujours pas
131
comment sa défense a été reçue ?
– Il n’a pas eu l’occasion de se défendre, dit
l’officier en détournant les yeux comme s’il se
parlait à lui-même et ne voulait pas gêner le
voyageur en lui racontant ces choses qui pour lui
allaient de soi.
– Il a bien fallu qu’il ait l’occasion de se
défendre, dit le voyageur en se levant de son
fauteuil.
L’officier comprit qu’il risquait fort d’être
interrompu pour longtemps dans ses explications
concernant l’appareil ; il alla donc vers le
voyageur, le prit familièrement par le bras, lui
montra de la main le condamné qui, comme à
présent l’attention se fixait manifestement sur lui,
se mettait au garde-à-vous (d’ailleurs le soldat
tirait sur la chaîne), et il dit :
– Les choses se passent de la manière
suivante. J’exerce ici, dans la colonie
pénitentiaire, la fonction de juge. En dépit de
mon jeune âge. Car j’assistais déjà l’ancien
commandant dans toutes les affaires
disciplinaires, et c’est également moi qui connais
132
le mieux l’appareil. Le principe selon lequel je
tranche est que la culpabilité ne fait jamais de
doute. D’autres tribunaux peuvent ne pas se
conformer à ce principe, car ils comptent
plusieurs juges et ils ont de surcroît, au-dessus
d’eux, des tribunaux d’instances supérieures. Tel
n’est pas le cas ici, ou du moins cela ne l’était pas
sous l’ancien commandant. Il est vrai que le
nouveau a déjà manifesté le désir de s’ingérer
dans ma juridiction, mais je suis parvenu
jusqu’ici à le contenir, et je continuerai d’y
parvenir. – Vous vouliez que je vous explique ce
cas ; il est aussi simple que tous les autres. Un
capitaine a fait ce matin un rapport selon lequel
cet homme, qui lui est affecté comme ordonnance
et qui dort devant sa porte, s’était endormi à son
poste. En effet, chaque fois que sonne l’heure, il a
à se lever et à saluer devant la porte du capitaine.
Devoir qui n’a rien de pesant et qui est
nécessaire, car l’homme doit rester dispos, tant
pour monter la garde que pour servir. La nuit
dernière, le capitaine a voulu vérifier si
l’ordonnance faisait son devoir. Il a ouvert la
porte à deux heures pile et l’a trouvé affalé en
133
train de dormir. Il est allé chercher sa cravache et
l’en a frappé au visage. Or, au lieu de se lever et
de demander pardon, l’homme a saisi son maître
par les jambes, l’a secoué et lui a crié : « Jette
cette cravache, ou je te bouffe. » – Voilà les faits.
Le capitaine est venu me trouver voilà une heure,
j’ai noté ses déclarations et j’y ai aussitôt ajouté
la sentence. Puis j’ai fait mettre l’homme aux
fers. Tout cela fut très simple. Si j’avais
commencé par convoquer l’homme et par
l’interroger, cela n’aurait fait que mettre la
pagaille. Il aurait menti ; si j’étais arrivé à réfuter
ses mensonges, il les aurait remplacés par
d’autres, et ainsi de suite. Tandis que maintenant
je le tiens et je ne le lâcherai pas. – Est-ce qu’à
présent tout est expliqué ? Mais le temps passe,
l’exécution devrait déjà commencer, et je n’ai pas
encore fini d’expliquer l’appareil.
Il força le voyageur à se rasseoir, revint vers
l’appareil et reprit :
– Comme vous voyez, la forme de la herse
correspond à celle du corps humain ; voici la
herse pour le torse, voilà les herses pour les
134
jambes. Pour la tête, seul est prévu ce petit
poinçon. C’est bien clair ?
Il se pencha aimablement vers le voyageur,
prêt à fournir les plus amples explications.
Le voyageur regardait la herse en fronçant les
sourcils. Les renseignements concernant la
procédure ne l’avaient pas satisfait. Il était bien
obligé de se dire qu’il s’agissait là d’une colonie
pénitentiaire, que des règles particulières y
étaient nécessaires et qu’en toute chose on devait
s’y prendre de façon militaire. Mais en outre il
mettait quelque espoir dans le nouveau
commandant, qui avait manifestement l’intention
d’introduire, à vrai dire lentement, une procédure
nouvelle, qui ne pouvait entrer dans la tête obtuse
de cet officier. C’est en songeant à cela que le
voyageur demanda :
– Est-ce que le commandant assistera à
l’exécution ?
– Ce n’est pas certain, dit l’officier froissé par
cette question inopinée au point que sa mine
affable se crispa. C’est bien pourquoi nous
devons faire vite. Je vais même devoir abréger
135
mes explications, à mon grand regret. Mais enfin
demain, lorsque l’appareil aura été nettoyé – c’est
son seul défaut de se salir à ce point –, je pourrai
fournir un complément d’explications. Pour le
moment, je me limite donc à ce qui est
nécessaire. – Une fois que l’homme est sur le lit
et que celui-ci se met à vibrer, la herse descend
au contact du corps. D’elle-même, elle se place
de façon à ne toucher le corps que de l’extrémité
de ses pointes ; cette mise en place opérée, ce
câble d’acier se tend aussitôt et devient une tige
rigide. Dès lors, le jeu commence. Le profane ne
fait, de l’extérieur, aucune différence entre les
châtiments. La herse paraît travailler de façon
uniforme. Elle enfonce en vibrant ses pointes
dans le corps, qui lui-même vibre de surcroît avec
le lit. Et pour permettre à tout un chacun de
vérifier l’exécution de la sentence, la herse a été
faite en verre. Cela a posé quelques problèmes
techniques pour y fixer les aiguilles, mais après
de nombreux essais on y est arrivé. Eh oui, nous
n’avons pas craint de nous donner du mal. Et
chacun désormais peut voir, à travers le verre,
l’inscription s’exécuter dans le corps. Vous ne
136
voulez pas vous approcher pour regarder les
aiguilles ?
Le voyageur se leva lentement, s’avança et se
pencha sur la herse.
– Vous voyez, dit l’officier, deux sortes
d’aiguilles, disposées de multiples façons.
Chaque aiguille longue est flanquée d’une courte.
C’est que la longue inscrit, tandis que la courte
projette de l’eau pour rincer le sang et maintenir
l’inscription toujours lisible. L’eau mêlée de sang
est ensuite drainée dans de petites rigoles et
conflue finalement dans ce canal collecteur, dont
le tuyau d’écoulement aboutit dans la fosse.
L’officier montrait précisément du doigt le
trajet obligatoirement suivi par l’eau mêlée de
sang. Lorsque, pour être aussi clair que possible,
il fit le geste de la recueillir des deux mains à la
bouche du tuyau d’écoulement, le voyageur
redressa la tête et voulut, en tâtonnant d’une main
derrière son dos, revenir à sa chaise. Il vit alors
avec effroi que le condamné aussi s’était
approché comme lui à l’invitation de l’officier
pour voir de près comment était faite la herse. Il
137
avait un peu tiré vers l’avant, par la chaîne, le
soldat somnolent, et il s’était lui aussi penché sur
le verre. On voyait qu’il cherchait lui aussi, d’un
œil vague, ce que les deux messieurs étaient en
train d’examiner, mais il n’y parvenait pas,
puisque l’explication lui manquait. Il se penchait
de ci, de là. Il ne cessait de parcourir des yeux ce
verre. Le voyageur voulut le repousser, car ce
qu’il faisait là était vraisemblablement
répréhensible. Mais l’officier retint le voyageur
d’une main ferme, prit de l’autre une motte de
terre sur le talus et la lança sur le soldat. Celui-ci
leva les yeux en sursautant, vit ce que le
condamné avait osé faire, laissa choir son fusil et,
se calant sur ses talons enfoncés dans le sol, tira
si violemment le condamné en arrière que celuici
s’étala d’un coup, le soldat le regardant alors
de haut se débattre et faire sonner ses chaînes.
– Relève-le ! cria l’officier.
Car il s’apercevait que le voyageur était par
trop distrait par le condamné. Le voyageur se
penchait même par-dessus la herse sans se
soucier d’elle, voulant seulement observer ce qui
138
arrivait au condamné. L’officier cria encore :
– Traite-le avec soin !
En courant, il contourna l’appareil, puis saisit
lui-même sous les bras le condamné dont les
pieds s’obstinaient à glisser, et le remit debout
avec l’aide du soldat.
– À présent, je sais tout, dit le voyageur quand
l’officier revint vers lui.
– Sauf le plus important, dit l’officier en
saisissant le voyageur par le bras et en l’invitant à
regarder en l’air. La traceuse, là-haut, renferme le
mécanisme qui commande les mouvements de la
herse, et ce mécanisme est réglé par le dessin qui
correspond au libellé de la sentence. Je continue
d’utiliser les dessins de l’ancien commandant.
Les voici, dit-il en tirant quelques feuillets du
portefeuille de cuir, mais je ne puis
malheureusement vous les laisser toucher, ils sont
mon bien le plus cher. Asseyez-vous, je vais vous
les montrer d’ici, vous verrez tout très bien.
Il montra le premier feuillet. Le voyageur
aurait bien aimé avoir une parole aimable, mais il
139
ne voyait que des lignes labyrinthiques qui
s’entrecroisaient en tous sens et couvraient le
papier de manière si dense qu’on avait peine à
discerner des blancs entre elles.
– Lisez, dit l’officier.
– Je ne peux pas, dit le voyageur.
– C’est pourtant net, dit l’officier.
– C’est du beau travail, dit le voyageur pour
s’en tirer, mais je ne puis pas le déchiffrer.
– Oui, dit l’officier en riant et en remettant le
portefeuille dans sa poche, ce n’est pas un
modèle d’écriture pour écoliers. Il faut prendre
son temps pour la lire. Vous finiriez aussi par y
voir clair. Il ne faut naturellement pas que ce soit
une écriture simple ; car enfin elle n’est pas faite
pour tuer tout de suite, mais en moyenne au bout
de douze heures seulement ; le tournant est prévu
pour la sixième heure. Il faut donc que
l’inscription proprement dite soit assortie d’un
très, très grand nombre d’enjolivures ; la véritable
inscription n’entoure le torse que d’une étroite
ceinture ; le reste du corps est prévu pour
140
recevoir des ornements. Appréciez-vous
maintenant à leur vraie valeur le travail de la
herse et celui de tout l’appareil ? – Regardez
donc.
Il bondit sur l’échelle, tourna une roue, cria
d’en haut :
– Attention écartez-vous !
Et tout se mit en marche. Si la roue n’avait pas
grincé, c’eût été magnifique. Comme surpris par
cette roue rebelle, l’officier la menaça du poing,
puis, pour s’excuser, leva les bras à l’adresse du
voyageur, et redescendit prestement pour
observer par en dessous la marche de l’appareil.
Il y avait encore quelque chose qui clochait, et
dont lui seul s’apercevait ; il regrimpa l’échelle,
fourra les deux mains à l’intérieur de la traceuse,
puis, pour redescendre plus vite, au lieu
d’emprunter l’échelle, se laissa glisser le long
d’un des montants et, pour se faire entendre dans
le vacarme, cria de toute son énergie dans
l’oreille du voyageur :
– Vous saisissez le fonctionnement ? La herse
commence à écrire ; une fois que l’inscription a
141
fait un premier passage sur le dos de l’homme, la
couche d’ouate se déroule et fait lentement
tourner le corps sur le côté, pour présenter à la
herse une nouvelle surface. En même temps, les
endroits lésés par l’inscription viennent
s’appliquer sur la ouate qui, par la vertu d’une
préparation spéciale, arrête aussitôt le saignement
et prépare une deuxième administration, plus
profonde, de l’inscription. Ces crochets-ci, au
bord de la herse, arrachent ensuite la ouate des
plaies lorsque le corps continue à tourner, ils
l’expédient dans la fosse, et la herse a de nouveau
du travail. Elle inscrit ainsi toujours plus
profondément, douze heures durant. Les six
premières heures, le condamné vit presque
comme auparavant ; simplement, il souffre. Au
bout de deux heures, on retire le tampon qu’il
avait dans la bouche, car l’homme n’a plus la
force de crier. Dans cette écuelle chauffée
électriquement, près de sa tête, on met du riz
bouilli chaud, que l’homme peut attraper avec sa
langue, autant qu’il en a envie. Aucun ne manque
cette occasion. Je ne pourrais en citer un seul, et
mon expérience est longue. Ce n’est que vers la
142
sixième heure qu’il n’a plus plaisir à manger.
Alors, généralement, je m’agenouille là et
j’observe le phénomène. L’homme avale
rarement sa dernière bouchée, il se contente de la
tourner dans sa bouche et il la crache dans la
fosse. Il faut alors que je me baisse, sinon je la
prends dans la figure. Mais comme l’homme
devient alors silencieux, à la sixième heure !
L’intelligence vient au plus stupide. Cela débute
autour des yeux. De là, cela s’étend. À cette vue,
l’on serait tenté de se coucher avec lui sous la
herse. Non qu’il se passe rien de plus,
simplement l’homme commence à déchiffrer
l’inscription, il pointe les lèvres comme s’il
écoutait. Vous l’avez vu, il n’est pas facile de
déchiffrer l’inscription avec ses yeux ; mais notre
homme la déchiffre avec ses plaies. C’est au
demeurant un gros travail ; il lui faut six heures
pour en venir à bout. Mais alors la herse
l’embroche entièrement et le jette dans la fosse,
où il va s’aplatir dans un claquement sur la ouate
et l’eau mêlée de sang. Justice est faite, alors, et
le soldat et moi nous l’enfouissons.
Le voyageur avait penché l’oreille vers
143
l’officier et, les mains dans les poches de sa
veste, observait le travail de la machine. Le
condamné aussi l’observait, mais sans
comprendre. Il se baissait un peu et suivait les
oscillations des aiguilles quand, sur un signe de
l’officier, le soldat lui fendit au couteau, parderrière,
chemise et pantalon, qui du coup
tombèrent ; l’homme voulut les rattraper pour
cacher sa nudité, mais le soldat le souleva en l’air
et le secoua pour faire tomber les derniers
lambeaux de tissu. L’officier mit la machine en
route et, dans le silence qui s’instaurait, le
condamné fut couché sous la herse. On détacha
les chaînes et, à leur place, on fixa les sangles ; il
sembla tout d’abord que, pour le condamné, ce
fût presque un soulagement. Et puis la herse
descendit encore un peu plus bas, car l’homme
était maigre. Quand les pointes le touchèrent, un
frisson parcourut sa peau ; pendant que le soldat
s’occupait de sa main droite, il tendit la gauche,
sans savoir vers quoi ; mais c’était la direction où
se trouvait le voyageur. L’officier regardait
constamment le voyageur par côté, comme s’il
cherchait à lire sur son visage l’impression que
144
faisait sur lui cette exécution qu’il lui avait
expliquée, au moins superficiellement.
La sangle destinée au poignet se rompit ; sans
doute le soldat l’avait-il trop serrée. Il fallait que
l’officier apporte son aide, le soldat lui montrait
le bout de sangle déchiré. L’officier alla
d’ailleurs le rejoindre et dit en tournant la tête
vers le voyageur :
– La machine est très composite, il est fatal
que ça lâche ou que ça casse ici ou là ; mais il ne
faut pas pour autant se laisser troubler dans son
jugement d’ensemble. La sangle, du reste, peut
être remplacée sans délai ; je vais me servir d’une
chaîne ; ce qui, à vrai dire, pour le bras droit,
nuira à la douceur des oscillations.
Et, pendant qu’il mettait la chaîne, il dit
encore :
– Les moyens pour entretenir la machine sont
à présent très restreints. Sous l’ancien
commandant, j’avais libre accès à une cagnotte
exclusivement destinée à cet usage. Il existait ici
un magasin où étaient rangées toutes les sortes
possibles de pièces détachées. J’avoue que je les
145
gaspillais presque, j’entends à l’époque, pas
maintenant, comme le prétend le nouveau
commandant, à qui tous les prétextes sont bons
pour s’en prendre aux anciennes institutions. Il
gère désormais lui-même la cagnotte de la
machine et, si j’envoie chercher une sangle
neuve, on va exiger que je produise à titre de
preuve celle qui s’est déchirée, la neuve
n’arrivera que dans dix jours, mais elle sera alors
de moins bonne qualité et ne vaudra pas grandchose.
Et comment, entre-temps, je suis censé
faire fonctionner la machine avec une sangle qui
manque, cela personne ne s’en soucie.
Le voyageur réfléchissait : il est toujours
fâcheux d’intervenir de façon décisive dans les
affaires d’autrui. Il n’était pas membre de la
colonie pénitentiaire, ni citoyen de l’État auquel
elle appartenait. S’il prétendait condamner cette
exécution, voire la contrecarrer, on pouvait lui
dire : « Tu n’es pas d’ici, tais-toi. » Il n’aurait
rien eu à répliquer à cela, il n’aurait pu qu’ajouter
au contraire qu’en l’occurrence il ne se
comprenait pas lui-même, car il ne voyageait que
dans l’intention de voir, et non d’aller par
146
exemple modifier l’organisation judiciaire en
vigueur chez les autres. Seulement, là, il fallait
avouer que les choses se présentaient de façon
très tentante. L’iniquité de la procédure et
l’inhumanité de l’exécution ne faisaient aucun
doute. Nul ne pouvait supposer chez le voyageur
quelque intérêt personnel, puisqu’il ne
connaissait pas le condamné, qui n’était pas un
compatriote, ni un être qui inspirât la moindre
pitié. Le voyageur, pour sa part, avait les
recommandations de hautes administrations, il
avait été accueilli avec une extrême courtoisie et
le fait qu’on l’eût convié à cette exécution
semblait même suggérer qu’on le priait de porter
un jugement sur cette juridiction. Or, c’était
d’autant plus vraisemblable qu’il venait
d’apprendre sans la moindre ambiguïté que le
commandant n’était pas partisan de cette
procédure et qu’il adoptait envers l’officier une
attitude quasiment hostile.
Le voyageur entendit alors l’officier pousser
un cri de rage. Il venait, non sans peine, de forcer
le condamné à s’enfoncer dans la bouche le
tampon d’ouate, quand l’homme fut saisi d’une
147
irrépressible nausée et, fermant les yeux, vomit.
L’officier se précipita pour le tirer en l’air et
l’écarter du tampon, voulant lui tourner la tête
vers la fosse ; mais c’était trop tard, les
vomissures dégoulinaient déjà sur la machine.
– Tout ça, c’est la faute du commandant ! cria
l’officier qui, face à l’appareil, secouait comme
un dément ses montants de cuivre jaune. On me
salit ma machine comme une porcherie, dit-il en
montrant les dégâts au voyageur de ses mains
tremblantes. J’ai pourtant passé des heures à
tenter de faire comprendre au commandant qu’un
jour avant l’exécution il ne fallait plus
administrer de nourriture aux condamnés. Mais la
tendance nouvelle est à la clémence, et elle est
d’un autre avis. Les dames du commandant,
avant qu’on emmène le condamné, lui bourrent le
gosier de sucreries. Toute sa vie il s’est nourri de
poissons puants, et voilà qu’il lui faut manger des
sucreries ! Mais enfin ce serait possible, je n’y
verrais pas d’objection, mais pourquoi ne fourniton
pas un nouveau tampon, comme je le sollicite
depuis trois mois ? Comment peut-on se mettre
dans la bouche sans répugnance ce tampon que
148
plus de cent hommes à l’agonie ont sucé et
mordu ?
Le condamné avait reposé sa tête et semblait
apaisé ; le soldat s’occupait de nettoyer la
machine avec la chemise du condamné. L’officier
alla vers le voyageur, que quelque pressentiment
fit reculer d’un pas, mais l’officier le saisit par la
main et l’entraîna à l’écart.
– Je souhaite vous dire quelques mots en
confidence, dit-il, vous m’y autorisez ?
– Certes, dit le voyageur en écoutant les yeux
baissés.
– Cette procédure et cette exécution que vous
avez présentement l’occasion d’admirer n’ont
plus actuellement dans notre colonie de partisans
déclarés. Je suis le seul à les défendre, et du
même coup le seul à défendre l’héritage de
l’ancien commandant. Je ne saurais songer à
développer encore cette procédure, j’use toutes
mes énergies pour conserver ce qui existe déjà.
Du vivant de l’ancien commandant, la colonie
regorgeait de ses partisans ; sa force de
conviction, je l’ai pour une part, mais je suis
149
complètement dépourvu du pouvoir qui était le
sien ; du coup, ses partisans se sont faits tout
petits ; il en existe encore beaucoup, mais aucun
ne l’avoue. Si aujourd’hui, donc un jour
d’exécution, vous allez à la maison de thé et que
vous y écoutiez les conversations, vous
n’entendrez peut-être que des propos ambigus.
Ce sont tous des partisans, mais sous l’actuel
commandant, et compte tenu de ses conceptions
actuelles, ils me sont tout à fait inutiles. Et à
présent je vous le demande : est-ce qu’à cause de
ce commandant et de ses femmes qui
l’influencent cette œuvre de toute une vie doit
être anéantie (il montrait la machine) ? A-t-on le
droit de laisser faire cela ? Même lorsqu’on est
étranger et de passage sur notre île pour quelques
jours ? Or, il n’y a pas de temps à perdre, on
prépare quelque chose contre ma compétence
juridictionnelle ; déjà des conciliabules se
tiennent dans le bâtiment de commandement,
auxquels je ne suis pas convié ; même votre visite
d’aujourd’hui me semble révélatrice de toute
cette situation ; on est lâche et l’on vous envoie
en première ligne, vous qui êtes étranger. – Ah,
150
comme l’exécution était différente, dans le
temps ! Un jour à l’avance, tout le vallon était
déjà plein de monde ; rien que pour voir cela, tout
le monde venait ; de bon matin, le commandant
faisait son apparition, entouré de ses dames ; des
fanfares réveillaient le camp tout entier ; je me
présentais au rapport et annonçais que tout était
paré ; le public de qualité – il n’était pas question
qu’il manque un seul fonctionnaire d’autorité –
prenait place autour de la machine ; ce tas de
fauteuils en rotin est un pitoyable vestige de cette
époque. La machine, fraîchement astiquée,
brillait ; pour chaque exécution ou presque,
j’avais perçu des pièces détachées neuves.
Devant des centaines d’yeux – tous les
spectateurs se haussaient sur la pointe des pieds,
jusqu’en haut des pentes –, c’était le commandant
lui-même qui couchait le condamné sous la herse.
Ce qu’a le droit de faire aujourd’hui un simple
soldat, c’était alors mon office, en ma qualité de
président du tribunal, et j’en étais honoré. Et
alors, l’exécution commençait ! Aucune fausse
note ne troublait le travail de la machine. Bien
des gens ne regardaient plus, dès lors, mais
151
restaient couchés dans le sable, les yeux clos ; ils
savaient tous qu’à cet instant justice était en train
de se faire. Dans le silence, on n’entendait que le
gémissement du condamné, assourdi par le
tampon. Aujourd’hui, la machine ne parvient plus
à arracher au condamné un gémissement plus fort
que ce que peut encore étouffer le tampon ; mais
à l’époque, les aiguilles émettaient tout en
écrivant un liquide corrosif qu’on n’a plus le droit
d’employer aujourd’hui. Et puis alors venait la
sixième heure ! Impossible alors d’accéder à la
prière de tous ceux qui voulaient regarder de
près. Le commandant, dans sa sagesse, avait
décrété qu’il fallait donner la préférence aux
enfants ; pour ma part, à vrai dire, mon office me
donnait toujours le droit d’être là ; souvent j’étais
accroupi là-bas, tenant un enfant dans chaque
bras. Comme nous recueillions tous l’expression
transfigurée que prenait le visage martyrisé,
comme nous tendions nos joues pour les exposer
à la lumière de cette justice enfin atteinte et déjà
éphémère ! C’était le bon temps, camarade !
L’officier avait manifestement oublié à qui il
avait affaire ; il avait saisi le voyageur dans ses
152
bras et avait posé sa tête sur son épaule. Le
voyageur était très embarrassé : il jetait des
regards impatients par-dessus la tête de l’officier.
Le soldat avait achevé son travail de nettoyage et
venait juste de verser encore du riz bouilli d’une
boîte métallique dans l’écuelle. À peine le
condamné, apparemment tout à fait remis, s’en
aperçut-il qu’il se mit à vouloir laper le riz avec
sa langue. Le soldat ne cessait de le repousser,
car le riz était sans doute prévu pour plus tard,
mais il était en tout cas inconvenant aussi qu’il y
plongeât ses mains sales pour en manger sous le
nez du condamné affamé.
L’officier se ressaisit vite :
– Ne croyez pas que j’aie voulu vous
émouvoir, dit-il, je sais qu’il est impossible de
faire comprendre aujourd’hui ce qu’était ce
temps-là. Du reste, la machine travaille toujours
et marche toute seule. Elle marche même si elle
se dresse toute seule dans ce vallon. Et le corps
tombe toujours pour finir dans la fosse, en un vol
plané d’une incompréhensible douceur, même s’il
n’y a pas, comme à l’époque, des centaines de
153
gens rassemblés comme des mouches autour de
la fosse. En ce temps-là, il nous fallait disposer
autour de la fosse une solide rambarde, elle est
arrachée depuis longtemps.
Le voyageur voulait dérober son visage à
l’officier et regardait n’importe où alentour.
L’officier crut qu’il considérait le vallon désert ;
il lui saisit donc les mains, le contourna pour
capter ses regards et demanda :
– Vous remarquez cette honte ?
Mais le voyageur se taisait. L’officier le lâcha
pour un petit moment ; jambes écartées, les mains
sur les hanches, il se tint coi en regardant à terre.
Puis il adressa au voyageur un sourire
d’encouragement et dit :
– J’étais près de vous, hier, quand le
commandant vous a invité. J’ai entendu
l’invitation. Je connais le commandant. J’ai tout
de suite compris le but qu’il poursuivait en vous
invitant. Quoique son pouvoir soit assez grand
pour qu’il puisse prendre des mesures contre moi,
il n’ose pas encore le faire, mais il entend bien
m’exposer à votre jugement, au jugement d’un
154
hôte de marque. Son calcul est minutieux ; c’est
le deuxième jour que vous êtes dans l’île, vous
n’avez pas connu l’ancien commandant ni ses
idées, vous êtes prisonnier de conceptions
européennes, peut-être êtes-vous hostile par
principe à la peine de mort en général, et en
particulier à une méthode mécanique d’exécution
comme celle-ci, vous voyez de surcroît cette
exécution se dérouler dans l’indifférence
générale, tristement, sur une machine déjà
quelque peu détériorée... : eh bien, si l’on fait la
somme de tout cela – pense le commandant –, ne
serait-il pas fort possible que vous n’approuviez
pas mon procédé ? Et si vous ne l’approuvez pas
– je parle toujours dans l’esprit du commandant –
, vous ne manquerez pas de le dire, car enfin vous
vous fiez à vos convictions maintes fois
confirmées. Il est vrai que vous avez vu et appris
à respecter bien des singularités chez bien des
peuples, aussi ne vous prononcerez-vous sans
doute pas avec toute l’énergie que vous y auriez
peut-être mise dans votre pays. Mais le
commandant n’en demande pas tant. Un mot en
passant, simplement imprudent, lui suffit. Il n’est
155
nullement nécessaire que ce mot corresponde à
votre conviction, pourvu qu’il ait seulement l’air
d’aller dans le sens de ce qu’il souhaite. Il vous
pressera des questions les plus perfides, j’en suis
certain. Et ses dames seront là assises en cercle et
dresseront l’oreille ; vous direz par exemple :
« Chez nous, la procédure est différente », ou
bien « Chez nous, on interroge l’accusé avant de
prononcer la sentence », ou bien « Chez nous, le
condamné a connaissance du verdict », ou bien
« Chez nous, il existe encore d’autres peines que
la peine de mort », ou bien « Chez nous, il n’y a
eu des tortures qu’au Moyen Âge ». Autant de
propos qui sont tout aussi pertinents qu’ils vous
semblent naturels, des propos anodins, qui ne
touchent pas mon procédé. Seulement, comment
seront-ils pris par le commandant ? Je le vois
d’ici, ce bon commandant, je le vois repousser
aussitôt sa chaise et se précipiter sur le balcon, je
vois le flot de ses dames qui le suivent, j’entends
sa voix – ces dames la qualifient de tonitruante –,
et le voilà qui parle : « Un grand spécialiste
occidental, chargé d’examiner les procédures
judiciaires dans tous les pays, vient de déclarer
156
que notre façon de procéder selon l’usage ancien
est inhumaine. Après ce jugement porté par une
telle personnalité, il ne m’est naturellement plus
possible de tolérer un tel procédé. À compter de
ce jour, donc, je décrète..., etc. » Vous voulez
intervenir, vous n’avez pas dit ce qu’il proclame,
vous n’avez pas qualifié mon procédé
d’inhumain, au contraire, votre intuition profonde
vous le fait considérer comme le plus humain et
le plus humanitaire qui soit, vous admirez
d’ailleurs cette machinerie..., mais c’est trop
tard ; vous ne parvenez pas sur le balcon, déjà
tout plein de dames ; vous voulez attirer
l’attention ; vous voulez crier ; mais une main de
dame vous ferme la bouche..., et me voilà perdu,
comme est perdue l’œuvre de l’ancien
commandant.
Le voyageur dut réprimer un sourire ; elle était
donc si simple, la tâche qu’il avait crue si
difficile. Il répondit évasivement :
– Vous surestimez mon influence ; le
commandant a lu ma lettre de recommandation, il
sait que je ne m’y connais pas en procédures
157
judiciaires. Si je formulais une opinion, ce serait
l’opinion d’un particulier, nullement plus
décisive que l’opinion de n’importe qui, et en
tout cas beaucoup moins décisive que l’opinion
du commandant qui, à ce que je crois savoir,
dispose dans cette colonie pénitentiaire de droits
très étendus. Si son opinion sur ce procédé est
aussi arrêtée que vous le croyez, alors j’ai bien
peur que la fin n’en soit arrivée, sans qu’il soit
besoin de mon modeste renfort.
L’officier comprenait-il déjà ? Non, il ne
comprenait pas encore. Il secoua énergiquement
la tête, jeta un bref coup d’œil en arrière vers le
condamné et le soldat, qui sursautèrent et
s’écartèrent du riz, s’approcha tout près du
voyageur et, sans le regarder en face mais en
fixant un endroit quelconque de sa veste, dit à
voix plus basse qu’auparavant :
– Vous ne connaissez pas le commandant ;
face à lui et à nous tous, vous avez – pardonnez
l’expression – quelque chose d’inoffensif ; votre
influence, croyez-moi, est immense. J’ai été ravi
d’apprendre que vous seul assisteriez à
158
l’exécution. Le commandant entendait me porter
tort en prenant cette disposition, mais à présent je
la retourne à mon avantage. À l’abri des
insinuations perfides et des regards
condescendants – que vous n’auriez pu manquer
de subir s’il y avait eu plus de monde à
l’exécution –, vous avez écouté mes explications
et vu la machine, et vous voilà sur le point
d’assister à l’exécution. Votre jugement est
sûrement déjà arrêté ; au cas où subsisteraient de
petites incertitudes, la vue de l’exécution les
balaiera. Et maintenant je vous adresse cette
prière : aidez-moi, face au commandant !
Le voyageur ne le laissa pas poursuivre :
– Comment pourrais-je ? dit-il. C’est tout à
fait impossible. Je ne peux pas plus vous être
utile que je ne puis vous porter tort.
– Vous le pouvez ! dit l’officier, et le
voyageur vit non sans crainte qu’il serrait les
poings. Vous le pouvez, répéta-t-il avec plus
d’insistance. J’ai un plan, qui ne peut que réussir.
Vous croyez que votre influence ne suffit pas. Je
sais, moi, qu’elle suffit. Mais en admettant que
159
vous ayez raison, ne faut-il pas, pour préserver ce
procédé, tout essayer, même les moyens
éventuellement insuffisants ? Écoutez donc mon
plan. Son application exige avant tout
qu’aujourd’hui, dans la colonie, vous soyez le
plus discret possible sur le jugement que vous
portez sur le procédé. Si l’on ne vous pose pas
carrément la question, interdisez-vous de vous
exprimer ; et si vous le faites, que ce soit de façon
brève et vague ; il faut qu’on remarque qu’il vous
est pénible d’en parler, que vous êtes irrité et que,
si vous deviez parler franchement, vous ne
pourriez qu’éclater en véritables imprécations. Je
ne vous demande pas de vous obliger à mentir ;
pas le moins du monde ; il faut seulement que
vous répondiez brièvement, par exemple : « Oui,
j’ai vu l’exécution », ou bien « Oui, j’ai écouté
toutes les explications ». Seulement cela, rien de
plus. L’irritation qu’on devra noter chez vous ne
manque pas de motifs, même s’ils ne sont pas du
goût du commandant. Lui, naturellement, se
méprendra complètement et c’est à son goût qu’il
les interprétera. C’est là-dessus que table mon
plan. Demain se tient dans le bâtiment de
160
commandement, sous la présidence du
commandant, une grande réunion de tous les
fonctionnaires de haut rang. Le commandant s’est
naturellement arrangé pour transformer ce genre
de séance en spectacle. On a construit une
galerie, qui est toujours pleine de spectateurs. Je
suis contraint de prendre part à ces conseils, mais
j’en frémis de répugnance. Or, vous serez, en tout
état de cause, certainement convié à cette séance ;
si vous vous comportez aujourd’hui selon mon
plan, cette invitation se muera en une prière
instante. Mais au cas où, pour quelque raison
inimaginable, vous ne seriez tout de même pas
invité, il faudrait à vrai dire que vous demandiez
à l’être ; il ne fait aucun doute qu’alors on vous
inviterait. Vous voilà donc demain assis avec les
dames dans la loge du commandant. Il s’assure,
en levant fréquemment les yeux, que vous êtes
bien là. Après qu’ont été traités divers points
dérisoires, calculés uniquement en fonction de
l’auditoire – généralement il s’agit de
constructions portuaires, encore et toujours de
constructions portuaires ! –, la procédure
judiciaire vient aussi sur le tapis. Si le
161
commandant n’y veillait pas, ou pas assez vite, je
ferai le nécessaire pour qu’on y vienne. Je me
lèverai et rendrai compte de l’exécution
d’aujourd’hui. Très brièvement, en m’en tenant à
rapporter le fait. À vrai dire, ce n’est pas
l’habitude en ce lieu, mais je le ferai cependant.
Le commandant me remercie, comme toujours,
avec un sourire affable, et alors il ne peut s’en
empêcher, il saisit l’occasion : « On vient, dira-til
ou à peu près, de nous rendre compte que
l’exécution a eu lieu. À ce bref rapport, j’aimerais
seulement ajouter que cette exécution,
précisément, a eu lieu en présence du grand
savant dont vous savez tous quel honneur
exceptionnel sa visite représente pour notre
colonie. Notre réunion d’aujourd’hui voit elle
aussi sa signification rehaussée par cette
présence. Eh bien, pourquoi ne pas interroger ce
grand savant sur la manière dont il juge cette
exécution conforme à l’usage ancien, ainsi que la
procédure préalable ? » Naturellement,
applaudissements sur tous les bancs, approbation
générale, je serai moi-même le plus bruyant. Le
commandant s’incline vers vous et dit : « Alors,
162
je vous pose cette question en notre nom à tous. »
Et, alors, vous vous avancez jusqu’à la
balustrade. Vous y posez vos mains bien à la vue
de tous, sinon les dames les saisiraient et
joueraient avec vos doigts. – Et maintenant,
enfin, vous avez la parole. Je ne sais comment je
vais supporter la tension des heures qui vont
suivre jusque-là. Dans votre discours, il ne faut
pas vous imposer de limites, faites retentir la
vérité, penchez-vous par-dessus la balustrade,
hurlez, mais oui, hurlez au commandant votre
opinion, votre opinion inébranlable. Mais peutêtre
que vous ne voulez pas cela, que cela ne
correspond pas à votre caractère, peut-être que
dans votre pays on se comporte différemment en
pareille situation, voilà qui est très bien aussi,
voilà qui suffit parfaitement, ne vous levez pas,
dites seulement quelques mots, chuchotez-les de
manière qu’ils soient juste entendus des
fonctionnaires qui se trouveront en dessous de
vous, cela suffit, il n’est nullement nécessaire que
vous évoquiez vous-même l’absence de public
lors de l’exécution, le grincement de la roue, la
rupture de la sangle, l’état répugnant du tampon,
163
non, tout le reste je m’en charge, et croyez-moi,
si mon discours ne le chasse pas hors de la salle,
il le mettra à genoux et le forcera à confesser :
« Ancien commandant, je m’incline devant toi. »
– Voilà mon plan ; voulez-vous m’aider à
l’appliquer ? Mais naturellement que vous le
voulez ; mieux encore, vous ne pouvez faire
autrement.
Et l’officier saisit le voyageur par les deux
bras et le regarda en face en respirant
bruyamment. Il avait crié si fort ses dernières
phrases que même le soldat et le condamné
avaient dressé l’oreille ; quoiqu’ils fussent
incapables de comprendre, ils avaient cessé de
manger et, tout en mastiquant, regardaient en
direction du voyageur.
La réponse que celui-ci avait à donner ne
faisait aucun doute depuis le début ; il en avait
trop vu au cours de sa vie pour pouvoir à présent
balancer ; il était foncièrement honnête et il
n’avait pas peur. Cependant, à présent, sous le
regard du soldat et du condamné, il hésita le
temps de prendre son souffle. Mais finalement il
164
dit comme il devait nécessairement le dire :
– Non.
L’officier cligna plusieurs fois des yeux, mais
ne détourna pas le regard.
– Voulez-vous une explication ? demanda
encore le voyageur.
L’officier opina en silence.
– Je suis hostile à ce procédé, dit alors le
voyageur. Avant même que vous ne vous soyez
confié à moi – et cette confiance, naturellement,
je n’en abuserai pour rien au monde –, je m’étais
déjà demandé si j’avais le droit d’intervenir
contre ce procédé, et si mon intervention aurait la
moindre chance de succès. À qui je devais
d’abord m’adresser en l’occurrence, c’était
évident : au commandant, naturellement. Vous
m’avez encore confirmé cette évidence, mais
sans nullement conforter ma résolution, au
contraire, votre conviction sincère me touche,
même si elle ne saurait entamer la mienne.
L’officier garda le silence, se tourna vers la
machine, saisit l’un des montants de cuivre jaune
165
et, se penchant un peu en arrière, leva les yeux
vers la traceuse comme pour vérifier que tout
était en bon ordre. Le soldat et le condamné
paraissaient s’être liés d’amitié ; le condamné
faisait des signes au soldat, si difficile que cela
fût à cause des sangles qui le maintenaient ; le
soldat se penchait vers lui ; le condamné lui
chuchotait quelque chose, et le soldat opinait.
Le voyageur suivit l’officier et dit :
– Vous ne savez toujours pas ce que j’ai
l’intention de faire. Je vais donner au
commandant mon avis sur ce procédé, mais non
pas lors d’une réunion : entre quatre yeux ; je ne
vais d’ailleurs pas rester ici assez longtemps pour
qu’on puisse me convier à aucune réunion ; je
pars dès demain matin, ou du moins je
m’embarque.
L’officier ne semblait pas avoir écouté :
– Le procédé ne vous a donc pas convaincu,
dit-il en se parlant à lui-même et en souriant
comme sourit un vieux de la sottise d’un enfant,
en n’en pensant pas moins. Alors, il est donc
temps.
166
En proférant cette conclusion, il tourna
soudain vers le voyageur des yeux clairs où se
lisait quelque invite ou quelque appel à y mettre
du sien.
– Il est temps de quoi faire ? dit le voyageur
inquiet, mais sans obtenir de réponse.
– Tu es libre, dit l’officier au condamné dans
sa langue.
L’homme n’y croyait pas, tout d’abord.
– Eh bien, tu es libre ! répéta l’officier.
Pour la première fois, la face du condamné
exprimait vraiment la vie. Était-ce la vérité ?
Était-ce, de la part de l’officier, un caprice peutêtre
passager ? Était-ce le voyageur étranger qui
avait obtenu sa grâce ? C’était quoi ? Voilà ce
que semblait demander cette face. Mais pas
longtemps. Quoi que ce fût, l’homme voulait être
libre pour de bon, si on l’y autorisait, et il se mit à
se secouer autant que le permettait la herse.
– Tu m’arraches les sangles ! cria l’officier.
Tiens-toi tranquille, on va les détacher.
Et, faisant signe au soldat, il se mit avec lui au
167
travail. Le condamné riait silencieusement pour
lui seul, sans dire mot, tournant sa face tantôt
vers l’officier sur sa gauche, tantôt vers le soldat
sur sa droite, sans oublier non plus le voyageur.
– Tire-le de là, ordonna l’officier au soldat.
Il y fallait quelque précaution, à cause de la
herse. Le condamné, du fait de son impatience,
avait déjà sur le dos quelques petites écorchures.
Dès lors, l’officier ne se soucia plus guère de
lui. Il alla vers le voyageur, exhiba de nouveau le
petit portefeuille de cuir, en feuilleta le contenu,
trouva enfin la feuille qu’il cherchait, et la tendit
au voyageur :
– Lisez, lui dit-il.
– Je ne peux pas, dit le voyageur, je vous l’ai
déjà dit, je ne peux pas lire ces feuilles.
– Mais regardez donc la feuille de plus près,
dit l’officier en s’approchant pour lire avec le
voyageur.
Comme cela ne servait à rien non plus, il
suivit de très haut, avec le petit doigt, les dessins
du papier, comme s’il fallait à tout prix éviter d’y
168
toucher, mais pour tout de même en faciliter la
lecture au voyageur. Lequel se donnait d’ailleurs
de la peine, pour faire à l’officier ce plaisir-là au
moins, mais il n’y avait rien à faire. Alors
l’officier se mit à épeler l’inscription, puis il la
relut tout d’un trait :
– « Sois juste », voilà ce qu’elle dit. À présent,
tout de même, vous la lisez.
Le voyageur se pencha tellement près du
papier que l’officier l’écarta, de peur que l’autre
le touche ; or, le voyageur ne dit rien de plus,
mais il était évident qu’il n’avait toujours rien pu
lire.
– Sois juste, voilà ce qui est écrit, dit encore
l’officier.
– C’est bien possible, dit le voyageur, je veux
bien croire que c’est écrit là.
– Enfin, bon ! dit l’officier au moins
partiellement satisfait.
Et, la feuille à la main, il gravit l’échelle ; avec
d’infinies précautions, il disposa la feuille à plat
dans la traceuse et se mit à modifier,
169
apparemment du tout au tout, le réglage du
mécanisme ; c’était un très gros travail, et il
devait s’agir de tout petits rouages, parfois la tête
de l’officier disparaissait entièrement dans la
traceuse, tant il devait examiner de près le
mécanisme.
Le voyageur, d’en bas, suivait ce travail sans
désemparer, il commençait à avoir le cou raide et
les yeux qui lui faisaient mal, tant le ciel était
inondé de soleil. Le soldat et le condamné étaient
exclusivement occupés l’un de l’autre. La
chemise et le pantalon du condamné, qui avaient
déjà atterri dans la fosse, y étaient repêchés par le
soldat, à la pointe de sa baïonnette. La chemise
était affreusement sale, et le condamné la lava
dans le seau d’eau. Lorsque ensuite il enfila
chemise et pantalon, le soldat et lui ne se tinrent
plus de rire, car enfin ces vêtements étaient parderrière
fendus en deux. Peut-être que le
condamné se sentait obligé d’amuser le soldat,
car il virevoltait devant lui dans ses hardes, tandis
que l’autre, agenouillé par terre, se tapait sur les
cuisses en riant. Ils se ressaisirent tout de même
enfin par égard pour la présence de ces
170
messieurs.
Quand l’officier, là-haut, eut enfin fini, il
parcourut encore d’un regard souriant toutes les
parties de l’ensemble, referma cette fois le
couvercle de la traceuse qui était jusque-là resté
levé, redescendit, regarda au fond de la fosse et
puis en direction du condamné, nota avec
satisfaction que ce dernier avait récupéré ses
vêtements, se dirigea ensuite vers le seau pour se
laver les mains, en constata trop tard la
repoussante saleté, s’attrista de ne pouvoir donc
s’y laver les mains, les plongea finalement – sans
que cette solution de remplacement lui convînt,
mais il fallait faire contre mauvaise fortune bon
cœur – dans le sable, puis se redressa et se mit à
déboutonner sa vareuse d’uniforme. Ce faisant, il
reçut d’abord dans les mains les deux mouchoirs
de dame qui étaient coincés dans son col.
– Tiens tes mouchoirs ! dit-il en les lançant au
condamné, et il ajouta en guise d’explication à
l’adresse du voyageur : Cadeau des dames !
En dépit de la hâte manifeste qu’il mettait à
déboutonner sa vareuse, puis à se déshabiller
171
entièrement, il maniait néanmoins chaque
vêtement avec le plus grand soin, et même il lissa
du doigt, tout spécialement, les cordelières
d’argent de sa vareuse, tapotant même un gland
pour qu’il tombât d’aplomb. Ce qui à vrai dire
n’allait guère avec tant de méticulosité, c’est qu’à
peine en avait-il fini avait une pièce de vêtement
qu’il la jetait d’un geste hargneux dans la fosse.
Pour finir, il ne lui resta plus que sa courte épée
avec sa bretelle. Il tira l’épée du fourreau, la brisa
en deux, puis en saisit tout à la fois les morceaux,
le fourreau et la bretelle, et les jeta si violemment
qu’ils allèrent tinter les uns contre les autres au
fond de la fosse.
Il était maintenant nu. Le voyageur se mordit
les lèvres et ne dit rien. Il savait bien ce qui allait
arriver, mais il n’avait aucun droit d’empêcher
l’officier de faire quoi que ce fût. Si
effectivement cette procédure judiciaire à
laquelle l’officier était attaché était si près d’être
abolie – éventuellement à la suite d’une
intervention à laquelle le voyageur se sentait pour
sa part tenu –, alors l’officier se comportait à
présent de façon tout à fait judicieuse ; le
172
voyageur, à sa place, n’aurait pas agi autrement.
Le soldat et le condamné ne comprirent tout
d’abord rien, au début ils ne regardèrent même
pas. Le condamné était très content d’avoir
récupéré les mouchoirs, mais il n’eut pas loisir de
s’en réjouir longtemps, car le soldat les lui chipa
d’un geste vif et imprévisible. Alors, le
condamné tenta de les lui reprendre, coincés
qu’ils étaient sous le ceinturon du soldat, mais
celui-ci était vigilant. Ils se disputaient ainsi, à
moitié pour rire. Ce n’est que quand l’officier fut
entièrement nu qu’ils devinrent attentifs. Le
condamné, en particulier, parut être frappé par le
pressentiment de quelque grand revirement. Ce
qui lui était arrivé à lui arrivait maintenant à
l’officier. Peut-être que les choses allaient être
poussées jusqu’à leur terme extrême. C’était
vraisemblablement le voyageur étranger qui en
avait donné l’ordre. C’était donc la vengeance.
Sans avoir lui-même souffert jusqu’au bout, voilà
qu’on le vengeait tout de même jusqu’au bout.
Un grand rire silencieux se peignit alors sur sa
face et n’en disparut plus.
173
L’officier, lui, s’était tourné vers la machine.
S’il était déjà clair auparavant qu’il la comprenait
bien, la façon dont maintenant il la maniait et
dont elle lui obéissait avait quasiment de quoi
vous sidérer. Il n’avait fait qu’approcher sa main
de la herse, et elle monta et descendit plusieurs
fois jusqu’à atteindre la bonne position pour
l’accueillir ; il ne saisit le lit que par son rebord,
et déjà il se mettait à vibrer ; le tampon vint audevant
de la bouche de l’officier, on vit que celuici
n’en voulait pas vraiment, mais son hésitation
ne dura qu’un instant, il se soumit bien vite et prit
le tampon dans sa bouche. Tout était paré, seules
les sangles pendaient encore par côté, mais elles
étaient manifestement inutiles, l’officier n’avait
pas besoin d’être attaché. C’est alors que le
condamné remarqua ces sangles lâches, à son
avis l’exécution n’était pas parfaite si elles
n’étaient pas bouclées, il adressa au soldat un
signe pressant, et ils coururent tous deux ligoter
l’officier. Celui-ci avait déjà tendu un pied pour
donner une poussée à la manivelle qui mettrait en
marche la traceuse ; il vit alors que les deux
autres s’étaient approchés ; il ramena donc son
174
pied et se laissa attacher. Seulement, maintenant,
il ne pouvait plus atteindre la manivelle ; ni le
soldat ni le condamné ne la trouveraient, et le
voyageur était résolu à ne pas bouger. Ce ne fut
pas nécessaire ; à peine les sangles étaient-elles
en place que déjà la machine se mettait au
travail ; le lit vibrait, les aiguilles dansaient sur la
peau, la herse volait, tour à tour montant et
descendant. Le voyageur regardait fixement
depuis un moment déjà quand il se rappela qu’un
rouage de la traceuse aurait dû grincer ; mais tout
était silencieux, on n’entendait pas le moindre
ronronnement.
Par ce travail silencieux, la machine se
dérobait littéralement à l’attention. Le voyageur
regarda du côté du soldat et du condamné. C’était
le condamné qui était le plus vif, tout l’intéressait
dans cette machine, tantôt il se baissait, tantôt il
s’étirait, sans cesse il avait l’index tendu pour
montrer quelque chose au soldat. Le voyageur en
était gêné. Il était résolu à rester là jusqu’au bout,
mais il n’aurait pu supporter longtemps la vue des
deux autres.
175
– Rentrez chez vous, dit-il.
Peut-être que le soldat y aurait été disposé,
mais le condamné ressentit cet ordre comme une
véritable punition. Il supplia en se lamentant, les
mains jointes, qu’on le laissât rester, et comme le
voyageur secouait la tête et refusait de céder, il se
jeta même à genoux. Le voyageur vit que les
ordres n’avançaient à rien, et il s’apprêtait à
s’approcher des deux hommes pour les chasser. Il
entendit alors un bruit, en haut, dans la traceuse.
Il leva les yeux. Est-ce que cette roue dentée
faisait tout de même des siennes ? Mais il
s’agissait d’autre chose. C’était le couvercle de la
traceuse qui se soulevait lentement, puis qui
s’ouvrit tout grand. Les crans d’une roue dentée
se montrèrent et se soulevèrent, bientôt apparut le
rouage tout entier, c’était comme si quelque force
puissante comprimait la traceuse de telle sorte
qu’il n’y avait plus place pour ce rouage, lequel
roula jusqu’au bord de la traceuse, tomba, fit un
bref trajet sur le sable en se maintenant à peu près
droit, puis tomba à plat. Mais déjà, là-haut, il en
surgissait un autre, beaucoup suivaient, des
grands, des petits et des minuscules, tous
176
connaissaient le même sort, on croyait toujours
que cette fois la traceuse était sûrement déjà
vidée, alors apparaissait un nouveau groupe,
particulièrement nombreux, qui surgissait,
tombait, filait sur le sable et tombait à plat. Ce
phénomène fit complètement oublier au
condamné l’ordre du voyageur, ces roues dentées
le ravissaient entièrement, il voulait sans cesse en
attraper une, il incitait en même temps le soldat à
l’aider, mais il retirait la main avec effroi, car il
arrivait aussitôt une autre roue qui l’effrayait, du
moins au premier instant de sa course.
Le voyageur, en revanche, était très inquiet ; la
machine était manifestement en train de se
désagréger ; sa marche tranquille était une
illusion ; il eut le sentiment de devoir maintenant
prendre en charge l’officier, qui ne pouvait plus
veiller sur lui-même. Mais pendant que la chute
des roues dentées avait retenu toute son attention,
il avait négligé de surveiller le reste de la
machine ; or, quand la dernière roue dentée eut
quitté la traceuse et qu’il se pencha sur la herse, il
eut alors une nouvelle surprise, encore plus
fâcheuse. La herse n’écrivait pas, elle ne faisait
177
que piquer, et le lit ne faisait pas rouler le corps,
il le soulevait seulement en vibrant et en
l’enfonçant dans les aiguilles. Le voyageur voulut
intervenir, stopper tout éventuellement, car enfin
ce n’était pas le supplice qu’avait recherché
l’officier, c’était du meurtre immédiat. Il tendit
les mains. Mais voici déjà que la herse se levait
par côté, avec le corps embroché, comme
d’habitude elle ne le faisait qu’au bout de douze
heures. Le sang coulait en cent ruisseaux, non
mêlé d’eau, les petits tuyaux à eau étaient cette
fois tombés en panne aussi. Et puis, ultime
panne : le corps ne se détachait pas des longues
aiguilles, il perdait à flot tout son sang, mais
restait suspendu au-dessus de la fosse sans
tomber. La herse s’apprêtait déjà à reprendre son
ancienne position, mais, comme si elle avait noté
qu’elle n’était pas encore débarrassée de sa
charge, elle demeura tout de même au-dessus de
la fosse.
– Aidez-moi donc ! cria le voyageur en
direction du soldat et du condamné, en
empoignant lui-même les pieds de l’officier.
178
Il voulait faire pression sur les pieds, tandis
qu’à l’autre bout les deux hommes saisiraient la
tête de l’officier, de sorte qu’on le détacherait
lentement des aiguilles. Mais voilà que ces deuxlà
ne pouvaient se résoudre à venir ; le condamné
se détournait carrément ; il fallut que le voyageur
aille jusqu’à eux et les pousse de force vers la tête
de l’officier. Ce faisant, il vit presque malgré lui
le visage du cadavre. Il était tel que du vivant de
l’officier ; on ne découvrait pas signe de la grâce
promise ; ce que tous les autres avaient trouvé
dans la machine, l’officier ne l’y trouvait pas ; les
lèvres étaient étroitement serrées, les yeux étaient
ouverts, avaient l’expression de la vie, le regard
était calme et convaincu, le front était traversé
par la pointe du grand aiguillon de fer.
Lorsque le voyageur, avec le soldat et le
condamné derrière lui, parvint aux premières
maisons de la colonie, le soldat montra l’une
d’elles et dit :
– C’est là, la maison de thé.
179
Au rez-de-chaussée d’une maison se trouvait
un local profond, bas, caverneux, dont parois et
plafond étaient noirs de fumée. Côté rue, il était
ouvert sur toute sa largeur. Bien que cette maison
de thé se distinguât peu des autres maisons de la
colonie, toutes très délabrées à l’exception des
palais que semblaient être les bâtiments du
commandement, elle faisait tout de même sur le
voyageur l’impression d’un vestige historique, et
il ressentit la puissance des temps anciens. Il s’en
approcha et, suivi de ses compagnons, passa entre
les tables vides disposées dans la rue devant la
maison de thé, et huma l’air froid et renfermé
qu’exhalait l’intérieur.
– Le vieux est enterré là, dit le soldat, le prêtre
lui a refusé une place au cimetière. On a hésité
quelque temps sur l’endroit où il fallait l’enterrer,
finalement on l’a mis ici. Ça, l’officier ne vous en
a sûrement pas parlé, car c’est naturellement de
ça qu’il avait le plus honte. Il a même tenté
plusieurs fois, de nuit, de déterrer le vieux, mais
il s’est toujours fait chasser.
– Où est la tombe ? dit le voyageur, qui ne
180
pouvait croire le soldat.
Aussitôt ils se précipitèrent tous deux en
avant, le soldat comme le condamné, et tendirent
les mains pour indiquer où devait se trouver la
tombe. Ils emmenèrent le voyageur jusqu’au mur
du fond, près duquel des clients étaient assis à
quelques tables. C’étaient vraisemblablement des
gens qui travaillaient sur le port, des hommes
robustes aux barbes noires brillantes et taillées
court. Tous étaient sans veste, leurs chemises
étaient déchirées, c’étaient des pauvres et des
humiliés. À l’approche du voyageur, certains se
levèrent, se pressèrent contre le mur et le
regardèrent venir.
– C’est un étranger, chuchotait-on alentour, il
veut voir la tombe.
Ils écartèrent l’une des tables, sous laquelle se
trouvait effectivement une pierre tombale. C’était
une dalle sobre, suffisamment plate pour pouvoir
être dissimulée sous une table. Elle portait une
inscription en très petits caractères, le voyageur
dut s’agenouiller pour la lire. Elle disait : « Ci-gît
l’ancien commandant. Ses fidèles, qui n’ont plus
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le droit désormais de porter de nom, lui ont
creusé cette tombe et consacré cette dalle. Il
existe une prophétie selon laquelle, après un
certain nombre d’années, le commandant
ressuscitera et, depuis cette maison, conduira ses
fidèles à la reconquête de la colonie. Ayez foi et
espoir ! »
Lorsque le voyageur eut achevé cette lecture et
se redressa, il vit les hommes debout tout autour
de lui qui souriaient, comme s’ils avaient lu
l’inscription avec lui, l’avaient trouvée ridicule et
l’invitaient à se rallier à leur opinion. Le
voyageur fit semblant de ne pas s’en apercevoir,
distribua quelques pièces de monnaie, attendit
encore qu’on eût replacé la table au-dessus de la
tombe, sortit de la maison de thé et se rendit au
port.
Le soldat et le condamné avaient trouvé à la
maison de thé des gens de connaissance qui les
avaient retenus. Mais ils avaient dû s’en
débarrasser bientôt, car le voyageur se trouvait
seulement à mi-pente du long escalier descendant
aux bateaux qu’ils étaient déjà à ses trousses. Ils
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voulaient vraisemblablement forcer le voyageur,
au dernier moment, à les emmener. Tandis que
celui-ci, en bas, négociait avec un marin son
passage jusqu’au vapeur, ils dévalèrent tous deux
l’escalier, en silence, car ils n’osaient pas crier.
Mais quand ils arrivèrent en bas, le voyageur était
déjà dans le bateau et le marin levait l’amarre. Ils
auraient encore pu sauter dans le bateau, mais le
voyageur ramassa un lourd cordage à nœuds qu’il
brandit en les en menaçant, les empêchant ainsi
de sauter.
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Cet ouvrage est le 85e
publié
dans la collection Classiques du 20e
siècle
par la Bibliothèque électronique du Québec. La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de Jean-Yves Dupuis. 187