Dès le début de l'exécution
(Paul Wittgenstein, pianiste prisonnier des Russes et déporté en Sibérie, est revenu du front sans son bras droit. Il commande à Ravel un concerto pour la main qui lui reste et l'invite à Vienne à une grande soirée au cours de laquelle il va jouer ce concerto de sa propre main.)
Dès le début de l'exécution, alors que Marguerite suit le Concerto sur partition, assise cette fois à côté de son auteur, elle lit sur ses traits de plus en plus défaits les conséquences fâcheuses des initiatives du manchot.
C'est que Wittgenstein n'a pas du tout simplifié l'ouvrage pour l'adapter à ses moyens, bien au contraire il a dû voir l'occasion de montrer à quel point, tout handicapé qu'il soit, il est bon. Au lieu de se tenir en face de l'oeuvre et de la servir du mieux qu'il peut, le voilà qui se met à en faire des tonnes en rajoutant des arpèges par ci des mesures par là, brodant des trilles, des dandinement rythmiques et autres agréments d'exécution que nul ne lui demandait, appoggiatures et gruppetti, dévalant à tout bout de champ le clavier vers les aigus pour montrer comme il est habile, comme il est malin, comme il est resté souple et comme il vous emmerde tous.
Le visage de Ravel est blanc.
Jean Echenoz : Ravel
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