Mémoire de fille
C'est un samedi, fin octobre, je la vois allongée sur le lit de ses parents, près de la cheminée inutilisée avec un grand cadre de Sainte-Thérèse de Lisieux au-dessus. Le docteur B, le médecin de la famille, palpe, écoute son ventre sur lequel, au bout du lit, la mère a les yeux rivés. Les acteurs de la scène sont muets, concentrés. Un silence de mort précédant le verdict.
Cette scène, qui s'est jouée durant des décennies dans des chambres et des cabinets de médecins, a la puissance d'un tableau inaltérable, comme celui de l'Angélus de Millet avec lequel elle se confond, peut-être à cause des têtes penchées du docteur B et de ma mère. Je ne sais pas à quoi pense la fille, peut-être supplie-t-elle la sainte du cadre. Le docteur B relève la tête, soudain loquace comme s'il tenait à convaincre la mère de l'innocence de sa fille, expliquant que l'aménorrhée, ça s'appelle ainsi chère Madame, est fréquente, il y a des femmes de prisonniers qui n'ont pas vu leurs règles de toute la guerre !
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Aucun traitement ne viendra à bout de l'assèchement de mes ovaires durant deux ans.
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Tu ne vas tout de même pas rester comme ça ! Ma mère trahissant ses soupçons dans ce chantage ahurissant : tu n'iras pas au bal de l'Ecole d'Agriculture si tes règles ne reviennent pas !
Annie Ernaux, Mémoire de fille
George Kirrin : Tous les bouquins que j'ai lus d'elle m'ont barbée.
Inter Brette : George Kirrin, désolé, je ne procède à aucun remboursement
Inter Brette : George Kirrin plus sérieusement, pour ma part, j'admire le talent de l'écrivaine qui fait qu'en mettant des mots sur ce qu'elle a vécu, elle me donne l'étrange impression de parler de ma vie. je citerai par exemple mon travail à la colonie de St-H de R, et cette aménorrhée chronique dont je souffre depuis ma puberté