Pablo Picasso, Lithograph Series, 1945
"Je ne sais pas où sont Noël, Joël ni Citroën. En ce moment ils peuvent être tombés dans le puits, avoir mangé des fruits empoisonnés, avoir reçu une flèche dans l'oeil si un enfant joue sur le chemin avec une arbalète, attraper la tuberculose si un bacille de Koch se met en travers, perdre connaissance en respirant des fleurs trop parfumées, se faire piquer par un scorpion ramené par le grand-père d'un enfant du village, explorateur célèbre revenu récemment du pays des scorpions, tomber d'un arbre, courir trop vite et se casser une jambe, jouer avec l'eau et se noyer, descendre la falaise et trébucher et se rompre le cou, s'écorcher à un vieux fil de fer et contracter le tétanos ; ils vont aller au fond du jardin et retourner une pierre ; sous la pierre il y aura une petite larve jaune qui va éclore instantanément, qui va s'envoler vers le village, s'introduire dans l'étable d'un méchant taureau, le piquer près du nase ; le taureau sort de son étable, il démolit tout: le voilà qui part sur le chemin dans la direction de la maison, il est comme un fou et il laisse des touffes de poils noirs dans les virages en s'accrochant aux haies d'épine-vinette ; juste devant la maison, il se rue tête baissée contre une charette lourde tirée par un vieux cheval à moitié aveugle. Sous le choc la charrette se disloque et un fragment de métal est projeté en l'air à une hauteur prodigieuse : c'est peut-être une vis, un boulon, un écrou, un clou, une ferrure de brancard, un crocher de l'attelage, un rivet des roues, charronnées puis brisées, réparées au moyen d'éclisses de frêne taillées à la main et le morceau de fer monte en sifflant vers le ciel bleu. Il passe par -dessus la grille du jardin, mon Dieu, il retombe, il retombe et en tombant effleure l'aile d'une fourmi volante et l'arrache, et la fourmi mal dirigée, perdant sa stabilité, vague au-dessus des arbres comme une fourmi abîmée, s'abat soudain dans la direction de la pelouse, mon Dieu, il y a là Joël, Noël et Citroën, la fourmi tombe sur la joue de Citroën et, rencontrant peut-être des traces de confiture, le pique...
-Citroën ! Où es-tu ?
Clémentine s'est précipitée hors de sa chambre, et criait, hors d'elle tout en descendant l'escalier au grand galop. Dans le vestibule, elle se heurta à la bonne.
-Où sont-ils ? Où sont mes enfants ?"
Boris Vian : l'arrache-coeur
Mot-clé - dessin
Picasso, dessine-moi un taureau
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